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      Le grand suicide collectif de Poutine

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 20 January, 2023 - 03:35 · 10 minutes

    Parmi les nombreuses étrangetés qui signalent le conflit en cours, une des premières à avoir frappé l’opinion mondiale a été l’interdiction faite aux Russes de le qualifier de « guerre ». C’était, annonçait le Kremlin, une « opération spéciale », terme qui ne signifiait rien de précis et auquel personne en Occident n’accorda de crédit, mais dont l’usage fut rendu obligatoire en Russie, au point que ceux qui l’ont dénoncé ont fini en prison pour longtemps. L’ armée russe déferlait sur le sol ukrainien, elle tuait, détruisait, occupait, son intention était de conquérir, mais Moscou refusait de reconnaître le caractère purement militaire de son entreprise.

    L’interprétation de cette censure fut immédiate et unanime : Poutine voulait faire passer une offensive massive contre un pays voisin pour le nettoyage policier d’une banlieue de non-droit. Il fallut attendre neuf mois pour que se fissure enfin ce mensonge. Le Kremlin assume désormais, du bout des lèvres, la nature de son attaque : Poutine a prononcé le mot « guerre » – une fois. Toutefois, à bien y regarder, il convient de se demander si l’irruption tardive de ce terme dans le discours officiel constitue réellement un alignement du langage officiel sur la réalité. Rien n’est moins sûr car un examen méthodique des caractéristiques de ce conflit obligent à s’interroger sur sa définition.

    La guerre imaginaire

    Le bon sens veut qu’une guerre moderne ait un objectif précis et concret, fût-il funeste ou injuste.

    Ici, nous rencontrons immédiatement un premier obstacle. Le but affiché de la « grande guerre patriotique » de Poutine, c’est-à-dire la dénazification de l’Ukraine, est absurde. L’Ukraine n’est ni nationale-socialiste, ni antisémite, elle ne croit pas à la supériorité génétique de la race, elle n’a pas l’intention d’édifier un Reich de mille ans, ni de régner sur le continent européen, et encore moins sur le monde. Volodymyr Zelensky ne se comporte en rien comme un Fürher omniscient et tout-puissant et son peuple n’est pas fanatisé comme a pu l’être le peuple allemand.

    Il n’y a donc pas à dénazifier l’Ukraine, ni dans sa structure étatique, ni dans ses idées politiques, ni dans ses symboles. La guerre déclenchée par Poutine est alors la poursuite d’une chimère et, notons-le, d’une chimère grotesque : seuls des Russes dont la propagande a très soigneusement lavé les cerveaux pendant deux décennies peuvent croire que leur armée combat le nazisme – et, en raison de l’incrédibilité de ce scénario, ils sont de moins en moins nombreux à le prendre au sérieux. En somme, la guerre de la patrie russe contre le nazisme ukrainien n’est pas faite de batailles, de victoires et de défaites, mais d’une course effrénée dans le vide : elle n’a d’existence que verbale.

    Lorsqu’elle se lance dans une guerre digne de ce nom, une armée met en branle les moyens adaptés à son objectif. Or, dès les premiers jours de l’affrontement, les observateurs ont été frappés par un trait saillant de la stratégie russe : son inefficacité. Poutine projetait de soumettre l’Ukraine en quelques semaines au grand maximum et dès les premiers jours il fut évident qu’il n’y parviendrait pas : rien ne fonctionnait. Embouteillages de blindés, manque de carburant, coordinations ratées, choix tactiques sans queue ni tête : l’armée russe accumulait les bourdes. Non seulement le peuple ukrainien, admirablement mobilisé, fit preuve d’une détermination et d’une organisation inattendues, mais également, et surtout, l’agresseur s’enlisa lamentablement dès la toute première phase de son aventure.

    Un bilan catastrophique

    Certes, Kiev a immédiatement tenu tête à l’offensive et très tôt fait reculer l’ennemi, mais ce dernier a fait preuve d’une impréparation et d’une indigence opérationnelle rares, et c’est la conjonction de ces deux facteurs, – la collision spectaculaire entre la plénitude du courage ukrainien et la vacuité de l’avancée russe – qui explique le mieux l’absence de toute victoire en neuf mois pour Poutine (hormis des portions non négligeables du territoire ukrainien, mais dont près de la moitié ont été reprises depuis).

    Certes, l’Occident a fourni à Zelensky nombre d’armements, de fonds et de conseils sans lesquels l’Ukraine aurait eu le plus grand mal à rester debout, mais le Kremlin a commis toutes les erreurs possibles, au point qu’il en est aujourd’hui à dépendre de livraisons clandestines de l’Iran et de la Corée du Nord, états-voyous à la technologie peu glorieuse. La Russie a complètement ignoré la science militaire et l’art de la guerre. L’Histoire énumérera avec le plus grand intérêt les motifs, encore secrets pour le moment, de cette débâcle vers l’avant dès le mois de février.

    D’un point de vue humain, le bilan est plus encore étourdissant. Depuis la guerre en Afghanistan, on savait à quel point les troupes russes pouvaient faire pâle figure exposées au feu de populations moins armées mais bien davantage motivées. La guerre en Ukraine en apporte une démonstration définitive. La troupe russe est équipée de manière pitoyable et son moral est catastrophique. Les gilets pare-balles ne parent rien, les casques s’enfoncent comme des jouets, la nourriture manque, les vêtements sont insuffisants et, pire encore, l’état d’esprit oscille entre l’incompréhension et la rage : la discipline ne tient qu’à l’autoritarisme inhumain des supérieurs, conformément à la tradition soviétique, selon laquelle l’homme du rang est l’esclave de l’officier. La gloire supposée de l’armée russe se résume à des files de pauvres types montant au front la peur au ventre, forcés à se comporter comme des kamikazes, sans la témérité de kamikazes.

    Le minuscule gain de Soledar par les troupes de Prigojine a coûté beaucoup d’hommes et d’énergie à l’armée ukrainienne, mais il ne semble pas encore consolidé au moment où j’écris ces lignes, malgré d’incessantes et sanglantes vagues d’attaque. Et, côté russe, que de morts et d’amputés pour remporter une ville de la taille de Buxerolles, Vernouillet ou Bondue (équivalents français de Soledar en nombre d’habitants) !

    On a le sentiment que les généraux russes ont été tenus à l’écart de toutes les découvertes faites en matière de gestion des troupes depuis un siècle, qu’ils ont oublié leurs déconvenues dans les montagnes afghanes et qu’ils appliquent en Ukraine les méthodes les plus barbares de la bataille de Stalingrad, misant tout sur l’improvisation du choc frontal et l’accumulation de chair à canon, avec des unités de barrage rendant impossible tout mouvement de retraite. Cette armée ressemble moins à une organisation synchronisée de combattants mentalement aiguisés qu’à une horde tout juste bonne à piller et mourir. Cette non-guerre menée par la Russie est peuplée de non-soldats.

    Le grand bluff

    Pourtant, Poutine avait promis au peuple russe une force moderne, imposante, suréquipée, à l’armement terrifiant. Cette promesse était même la justification de la pauvreté et de la tyrannie : pour devenir une superpuissance de l’ère technologique, les Russes devaient consentir à sacrifier le confort matériel et la liberté politique. Le résultat de vingt-deux ans de règne est tout le contraire. Incapable de mener correctement une guerre qu’il désirait pourtant depuis déjà longtemps, et qu’il a eu toute latitude de planifier, le Kremlin est condamné à brandir inlassablement la menace nucléaire, presque une fois par jour, pour tenter de faire oublier son incurie sur le champ de bataille. Au point, fait extraordinaire, inimaginable il y a encore un an, que cet incessant chantage à l’atome a fini par lasser la Terre entière, et que plus personne ne redoute le moment où Poutine appuiera sur le bouton.

    Biden a joué une carte maîtresse le jour où il a laissé entendre qu’en cas de frappe nucléaire en Ukraine, l’Occident anéantirait l’armée russe. Moscou est resté sans voix, tant l’évidence était criante : la Russie est si fragile militairement qu’elle paierait à coup sûr un prix infini si elle jouait avec le feu de l’apocalypse. Le 21 septembre, quand Poutine a déclaré « Je ne bluffe pas », il bluffait. On admettra que le nucléaire russe reste dissuasif sur un mode primitif et chaotique, mais plus suffisamment pour tenir en respect tous les QG de la planète comme sous Brejnev. Le bluff poutinien s’apparente de plus en plus à celui que pratique Pyongyang : une provocation de malfaiteur.

    Un fantasme qui tue

    On a beaucoup dit que les Russes avaient péché par méconnaissance du patriotisme ukrainien et de la solidité du camp occidental. Mais le vice majeur de cette guerre est plus profond encore : il réside dans l’essence imaginaire, fictive, des motivations du conflit et de ses modalités d’application. On peut se risquer à affirmer que seule l’Ukraine est en guerre , tandis que la Russie évolue dans tout autre chose, un espace géographique, idéologique et mental qui lui est propre, un monde immatériel, fantasmatique, où l’on meurt vraiment et où l’on tue effectivement, mais sans savoir au nom de quoi, ni dans quelle prescrive historique, sans aucun contact avec la réalité, et qui ne peut mener qu’à la fin de celui qui l’a commencé.

    Si Poutine avait voulu plonger la Russie dans un chaos désespérant, s’y serait-il pris autrement ? Effectivement, le Kremlin, pour une fois, disait vrai : la guerre n’en était pas une. C’était une opération très spéciale : une autolyse.

    Tout se passe comme si, par une espèce de revanche métaphysique de la raison sur la folie, cette guerre de destruction, nihiliste et génocidaire, se retournait contre ses auteurs. Se suicider systématiquement relève-t-il du domaine militaire ? Sous cet aspect, la Russie n’est pas en guerre : dans un immense rituel désolant, elle s’immole sur l’autel de contre-vérités dont elle ne parvient plus à se débarrasser. L’Ukraine et l’OTAN n’ont plus qu’à accélérer la décomposition qu’elle a décrétée, en résistant énergiquement à sa poussée comme ils l’ont fait jusqu’ici.

    Poutine russophobe

    Si Poutine est en guerre, ce n’est que contre la morale des nations, la liberté des peuples et la vérité politique. Il part à l’assaut de géants qu’il prend pour des moulins à vent. Il se fracasse sur eux comme le rêve est vaincu par le réveil.

    Il rappelle étrangement le Hitler des dernières heures qui, dans son bunker encerclé, maudissait les Allemands pour leur faiblesse – preuve, selon son délire, qu’ils étaient une race inférieure. Il s’accusait ainsi lui-même. En se tirant une balle dans la tête, il croyait abolir toute germanité. Poutine est en guerre contre la Russie et, celle-ci, il est en train de la gagner. Quand il aura fini d’anéantir son pays, il sera le tsar de tous les néants.

    Poutine sait qu’il ne peut plus remporter son pari. Il ne lui reste qu’une issue : faire en sorte que ses ennemis – l’Ukraine, l’Otan, l’Occident – la perdent avec lui. Il est tel le pervers qui refuse de vivre seul sa perversion et tente de la faire partager au plus grand nombre. On pourrait gloser sans fin sur l’arrière-plan psychiatrique d’un tel cataclysme annoncé. Le plus sage est de s’en tenir à la vision théologique du destin de Satan : le diable ne peut que descendre d’abîme en abîme, et sa seule satisfaction est d’entraîner dans sa chute le plus grand nombre d’âmes possible. Il appartient maintenant à la civilisation de dire à Vladimir Poutine : « Tombe autant que tu veux, mais dans la solitude ».

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      Ukraine : pourquoi Poutine mobilise des criminels

      Pascal Avot · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 14 January, 2023 - 03:40 · 8 minutes

    Si quelqu’un vous dit que Vladimir Poutine a remis de l’ordre en Russie , il n’a jamais mis les pieds dans les quartiers désolés et les provinces éloignées. Le pays est ultra-violent, gangrené par les mafias qui partagent le pouvoir local avec les forces de l’ordre. La corruption omniprésente à tous les étages de la pyramide – conséquence naturelle de l’extrême verticalité du pouvoir poutinien -, réduit à peau de chagrin l’activité honnête. Le droit de propriété est sans défense, offert à tous les rackets.

    Le caractère notoirement brutal et cruel de l’archipel pénitentiaire russe ne suffit pas à domestiquer une population rendue moralement folle par cent ans de communisme. Le taux de résolution des crimes est extraordinairement bas et nul ne croit à l’équité des tribunaux : le système inventé par Poutine est anarchique et kleptocratique. Plus une nation a subi le joug totalitaire, plus de temps elle met de temps à retrouver le chemin de la civilisation. À cet égard, les Russes, au sortir du long tunnel soviétique démunis de tout référent historique pour l’exercice du Droit et de la liberté, sont encore bien loin de voir le jour.

    On mesure aujourd’hui la catastrophe humaine qu’a provoquée la mobilisation partielle décrétée par Poutine le 21 septembre. Pour 300 000 hommes mobilisés, près d’un million se sont enfuis, dont la masse des cadres du privé les plus compétents – le secteur de l’informatique commerciale, par exemple, est maintenant sinistré. C’est parmi les « petits peuples » périphériques qu’ont été embarqués de force le plus de jeunes gens qui n’avaient évidemment rien de patriotes pressés d’en découdre avec le supposé nazisme ukrainien. La mobilisation partielle a creusé un trou béant dans certaines campagnes comme dans les grandes villes. « J’ai l’impression que nous sommes devenus un pays de femmes », se lamente une photographe moscovite. Démasculinisation de la société qui a encore aggravé le niveau général d’insécurité : plus on envoie de vigiles au front, moins il y en a pour surveiller les entreprises, les commerces et les habitations.

    Les socialement proches

    Dans le contexte de la guerre en cours, le monde des prisons est devenu un réservoir de soldats corvéables à merci. On estime à 40 000 les détenus recrutés par l’armée russe en général, et par la sinistre « milice Wagner » en particulier. On pensait que le contrat qui leur avait été proposé était une remise de peine en échange de l’engagement au front. Le New York Times révèle que nombre d’entre eux ont bénéficié de la dite réduction, par décret présidentiel, avant même leur envoi sur les champs de bataille. Les observateurs internationaux tirent le signal d’alarme : en confiant de l’armement lourd à des criminels ensauvagés par de longs séjours dans les pénitentiers russes et en les assurant qu’ils sont désormais libres, on prend le risque de les voir se croire tout permis – comme, par exemple, de piller, violer, massacrer, ou s’évader. Mais croire que cela inquiète le Kremlin serait mal connaître le pouvoir russe.

    Lénine appelait les criminels « les socialement proches ». Il entendait par là qu’un délinquant, un pervers, un assassin, un bagnard, peuvent être mis au service de la révolution pourvu qu’on les extirpe de leurs geôles et de leurs tavernes, qu’on les fournisse en armes et qu’on leur intime l’ordre de dépouiller les commerçants, les rentiers, les chefs d’entreprise et les religieux. Son mot d’ordre, « Pillez les pillards ! », se passait d’explications. Vengez-vous sur les nobles et sur les bourgeois, exécutez-les sans jugement, saisissez-vous de tout ce qu’ils possèdent, car cela va dans le sens de l’Histoire, sert la lutte des classes et permet de débarrasser les bolcheviques de leurs pires ennemis : les exploiteurs.

    En mars 1917, Kerenski, ministre de la Justice du gouvernement provisoire, avait décrété une amnistie politique générale. Sur une carte postale d’époque, il était représenté devant une prison en train de brûler. Son intention était démocratique, mais sa méthode imprudente. Un nuage de vautours idéologiques, attirés par l’odeur de la poudre, du pouvoir et de l’argent, grossit les rangs des futurs émeutiers. Lénine, parvenu au sommet de l’État, s’empressa de recruter tout ce que le pays comptait de traîne-savates sans foi ni loi, de malfaisants de grand chemin, de soldats démobilisés ivres morts et d’incompétents en quête de titres ronflants. La horde fit merveille. Les témoignages des journées décisives d’Octobre peignent un Saint-Pétersbourg livré à la débauche où l’on tire sur qui l’on veut, où les caves sont vidées et où l’ivresse atteint des sommets. Les prostituées se pavanent dans les plus belles robes de soirée des grandes dames de l’aristocratie, titubant aux bras de voyous devenus des princes. On copule sans discernement – comme on le fera dans l’entourage d’Hitler, peu avant l’encerclement définitif du bunker. L’immoralité est en rut.

    Prisonniers de la guerre

    Lors de la mobilisation partielle, Poutine a besoin des socialement proches . Le Russe moyen renâcle à partir se faire trouer la peau par ceux qu’hier, la propagande lui présentait comme des frères à protéger. Qu’à cela ne tienne ! Les prisons regorgent de butors qui préféreront gambader sous les obus de mortier que de se faire torturer à petit feu par leurs gardiens. Pour l’essentiel, c’est Evguéni Prigojine qui se charge de les rassembler. Oligarque richissime très proche de Poutine, cynique jusqu’au bout des ongles et d’une cruauté maintes fois avérée (il a fait broyer à coups de masse le crâne d’un déserteur et a publié la vidéo sur les réseaux sociaux), il est l’homme idéal pour transformer les taulards russes en chair à canon. Il leur tient un langage d’honneur plein de « courage », de « gloire » et de « médailles », mais c’est l’honneur des truands : un fantasme qui se fracasse sur la réalité.

    En réalité, Prigojine va les pousser dans le dos pour qu’ils aillent se faire trucider par les premières lignes ukrainiennes. Ils vont tomber par vagues, grappes après grappes, sans pouvoir reculer : derrière eux, les attendent les exécuteurs tchétchènes de Ramzan Kadyrov, chargés de tuer sans hésiter quiconque refuse de mourir. Armement insuffisant, gilets pare-balles et casques de piètre qualité, formation inexistante, expérience nulle du combat réel : le fantassin Wagner est quantité négligeable, il n’a pas d’autre choix que de courir vers l’avant tel une poule sans tête. Prigojine gère ses troupes conformément à ce que Staline fit de pire sur le front de l’Est. « On ne peut sortir d’ici que mort ou dément », disait un officier allemand à Stalingrad. C’est également vrai des milices Wagner. (pour se faire une idée plus précise de cette boucherie organisée par un milliardaire, on se référera à notre article précédent sur la bataille de Bakhmout .)

    Ainsi ces ex-prisonniers sont-ils, quand ils survivent, ce qui est rare, prisonniers du « hachoir à viande », comme l’appelle un témoin des événements en cours à Bakhmout. Et qu’en pense la population russe ? Elle ne réagit pas, en vertu du principe « Tant qu’on envoie là-bas des salauds, on n’envoie pas mon fils ». Réflexion compréhensible, silence complice, terreur sourde. Le suicide forcé des Wagner ne fait pas scandale parce que, s’il s’ébruitait trop, l’État poutinien sévirait et l’on préfère ne pas savoir comment.

    La rumeur court d’une prochaine deuxième mobilisation partielle. On parle de millions d’hommes. On se doute bien que c’est impossible (combien d’autres millions faudrait-il lancer dans les rues pour attraper les récalcitrants, quand trois quarts des citoyens espèrent une fin rapide de la guerre ?), mais on ne veut pas jouer avec le feu. Après tout, que crèvent les Wagner, et tous s’il le faut, pourvu qu’on reste loin des bombardements ! La Russie est mithridatisée à l’horreur. Elle s’enfonce dans le dégoût de soi. De l’autre côté de la frontière, l’Ukraine joue sa vie. On continue à croire les uns dans les autres. On persiste à être fier et à rire. On a des montagnes de blessés graves et de mutilés, des centaines de milliers d’enfants enlevés, des viles rasées, on a froid, on a peur, mais on est libre. On souffre pour le rester.

    Pour une fois

    Les poutinistes aiment à s’exclamer : « C’est trop simple ! Qu’es-ce que vous pensez ? Qu’il y a d’un côté le bien et le mal de l’autre ! Mais c’est beaucoup trop manichéen, votre affaire ! Ça n’arrive jamais ! »

    Eh bien, si. Parfois ça arrive. Le bien n’est pas parfait mais il se sent. Le mal n’est pas absolu mais il inspire l’effroi. Comparez les images de la guerre produites par les soldats de part et d’autre. La différence est abyssale. Chez les Ukrainiens, l’émotion et l’espérance se voient à l’œil nu. Ça sourit à tout-va, ça prie, ça a le regard clair, la détermination lisible. Chez les Russes, on ne constate que la dureté, l’amertume, la colère, l’indignation. Seul un esprit de mauvaise foi peu nier ce contraste. Je le plains.

    Oui, il y a un bien et un mal dans cette guerre. Et les kamikazes involontaires de la milice Wagner, ces misérables cibles en mouvement, ces âmes traitées comme des fauves, prédateurs changés en proies, le savent mieux que personne. Un jour, les moins déshumanisés témoigneront. Ils raconteront comment les Tchétchènes abattaient leurs camarades. Et du poutinisme, il ne sera plus question. Un jour ou l’autre, hagarde, la vérité finira par sortir du puits sans fond de Bakhmout.

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      L’anarchie tyrannique de Poutine

      Pascal Avot · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 13 December, 2022 - 04:00 · 8 minutes

    Dans les premières pages de son chef-d’œuvre, Les origines intellectuelles du léninisme , Alain Besançon se demande comment définir précisément le régime soviétique, étrange accouplement entre la terreur incessante et la ruine généralisée. Il arrive à cette formule : il s’agit d’une anarchie tyrannique .

    L’incompatibilité radicale entre la fiction idéologique et la réalité humaine explique que le Parti échoue dans tout ce qu’il entreprend. Chaque ordre donné par le sommet génère mécaniquement du désordre à tous les niveaux de la pyramide, jusqu’à plonger la base dans une misère et un désarroi inouïs. Une incroyable incohérence règne en maître.

    On pourrait évidemment s’attendre à ce qu’un tel système s’effondre en un temps record. Pourtant, cette anarchie perdure, car elle est niée en bloc par la propagande et rendue pérenne, obligatoire, imposée par une coercition enragée. Rien ne fonctionne mais il est interdit de le penser et quiconque le dit est condamné à l’exil ou à la mort : le chaos doit être décrit et vécu comme une harmonie supérieure. Privé de toute logique, le citoyen improvise comme il peut sous la domination brutale et cruelle du non-sens. L’agonie soviétique durera soixante-dix ans. Gorbatchev sera le dernier chef d’orchestre de cette cacophonie.

    Sous Eltsine, la tyrannie baisse la garde et l’anarchie l’emporte. Longtemps tenue en laisse par les méthodes totalitaires, la criminalité de la société soviétique a soudain les coudées franches. Les mafias se jettent sur l’État et le dépouillent, sous la supervision de hauts fonctionnaires devenus de purs prédateurs. Ce pillage entraîne un niveau de pauvreté tel qu’il fait regretter à beaucoup le temps du communisme.

    Le retour de la tyrannie

    Quand Poutine prend le pouvoir, sa promesse est de mettre fin à l’anarchie. Les Russes et les observateurs occidentaux accueillent la nouvelle avec soulagement. Il ne faudra pas longtemps aux plus lucides pour comprendre qu’en réalité, on assiste au retour de la tyrannie. Poutine adopte la posture de l’homme autoritaire et juste, à ceci près que sa lutte contre les corrupteurs n’est rien d’autre que l’établissement de son propre monopole sur la corruption. Tirant profit de la demande populaire d’ordre, il arrache à la Russie les maigres espaces de liberté que lui avait concédés la période eltsinienne.

    Autoritaire dès sa naissance, le poutinisme se durcit habilement et inexorablement au fil des années. D’une dictature internationalement présentable, appuyée sur des élections manipulées et tolérant des bribes d’oppositions, on passe à un régime ressemblant de plus en plus au totalitarisme.

    Où le bât blesse doublement, c’est que ce retour de la tyrannie n’abolit en rien l’anarchie. Au contraire, Poutine l’étatise et l’institutionnalise et, surtout, la fait fructifier au profit de son clan. Sous le communisme, canaliser le désordre rendait tout-puissant ; sous Poutine, on devient de surcroît milliardaire.

    Kleptocratie et anarchie

    La nature désordonnée et désordonnante du système poutinien n’est apparue aux yeux du monde entier que récemment, avec la guerre en Ukraine – même si les poutinistes de Russie et d’ailleurs en nient encore l’existence. La tyrannie était bien visible, mais sa splendide arrogance, dorée à l’or fin par une propagande massive, cachait soigneusement l’anarchie. Neuf mois de de ratages militaires ont rendu soudain perceptibles l’absence de coordination, l’incompétence, l’effarante et pitoyable incapacité du pouvoir russe à se doter ses moyens pour parvenir à ses fins.

    Nous connaissions le versant tyrannique du poutinisme, nous découvrons sa face anarchique. Mais comment définir cette dernière ? Sur quoi repose-t-elle ?

    Quatre notions peuvent nous permettre de voir clair dans ce cloaque : l’affairisme, la centralisation, la conquête et la violence.

    Affairisme

    L’affairisme, d’abord. Il convient de toujours garder à l’esprit que Poutine est obsédé par l’argent. Il est aujourd’hui un des hommes les plus riches au monde. Pour parvenir à ce niveau d’opulence, il lui a fallu corrompre et se laisser corrompre dans des proportions colossales en mettant à son service l’appareil d’État dans son entièreté, des plus grandes industries aux plus petits tribunaux.

    Or, toute corruption introduit du désordre dans les mécanismes économiques et juridiques. Un pays ne peut se développer que si la propriété y est garantie et la concurrence saine. En siphonnant la production et la distribution de richesses en Russie, Poutine a semé une anarchie considérable. Bilan : aucun essor depuis le départ de Eltsine. En 2022, le pays exporte aussi peu qu’en 2000 : pétrole, gaz, armes, point final. Rien de qualité, rien d’innovant, rien qui émane directement de l’activité privée honnête. À peine la main invisible du capitalisme est-elle apparue sur le sol russe qu’elle a été tranchée net.

    Centralisation

    La centralisation, ensuite. C’est un aspect méconnu du poutinisme. Pour faire affluer vers les comptes en banque de son gang les énormes gains réalisés en province, Poutine a dû reconcentrer l’univers économique éparpillé sous Eltsine. Le pillage sans queue ni tête des années 1990 a laissé place à un parasitisme concentrique, rigide et menaçant : la province, réduite au rôle de figurante déverse ses roubles à Moscou, qui les transfère au Kremlin, les proches de Poutine empochant la plus grosse part du magot et la plaçant à l’étranger, sans la réinvestir. C’est un ruissellement à l’envers.

    Ce « trou noir » étatique qui attire à lui la matière financière pour la faire disparaître a pour conséquence, non seulement la misère des confins, mais également la déresponsabilisation de tous les acteurs, comme en milieu soviétique. On ne peut s’enrichir qu’à condition d’écraser les humbles et de ramper devant les seigneurs du FSB. L’injustice criante mène au délitement moral, à la loi de la pègre et, en guise de contrepoids, à la bureaucratisation. Pour maintenir la verticalité de sa puissance sans être confronté à une révolte des terres périphériques, Poutine est obligé d’acheter la population. Cent millions de Russes sont rémunérés par le secteur public . C’est l’anarchie socialiste sans le socialisme.

    On se tromperait si l’on imaginait qu’aux yeux de Vladimir Poutine, ce faux ordre est coupable et ce vrai désordre un problème. À ses yeux, le darwinisme mafieux fournit la seule règle gouvernementale valide. S’il faut du chaos pour s’imposer à autrui et se gaver des richesses du pays, va pour le chaos, tant qu’il ne bouscule pas les intérêts du clan gouvernant, tant que l’on peut éliminer les oligarques concurrents et museler les mafias trop ambitieuses. L’anarchie est, selon Poutine, un mode d’emploi du réel comme un autre.

    Conquête

    La conquête est l’application géopolitique d’un principe simple : ce qui fonctionne à domicile doit fonctionner à l’extérieur. Pourquoi maintenir la razzia dans le strict cadre russe ? Pourvu qu’on y exporte suffisamment de confusion et de déstabilisation, le monde entier est une Russie potentielle ! Dans son dernier et brûlant essai, Poutine ou l obsession de la puissance , Françoise Thom décrit implacablement cette « passion de la malfaisance » poutinienne qui pousse les pouvoirs et les politiciens occidentaux, par la menace, la manipulation et la corruption, à se comporter, selon les cas, soit comme des proies, soit comme des complices. L’anarchie est alors disséminée hors de Russie, ce qui, évidemment, par rebond, aggrave encore la morgue du désordre intramuros .

    Violence

    Pour finir, la violence. Elle est un des traits les plus saillants du régime poutinien. Elle est exercée par le Kremlin sur l’État et sur la société, par l’empire sur ses voisins, et par chaque Russe sur tous les autres : violence institutionnelle, violence géopolitique, violence mafieuse et violence de la rue devenue culturelle, glorifiée par les talk-shows télévisés, s’accumulent et forgent une nation sauvage. La Russie de 2022, dit Galia Ackerman dans son interview pour Contrepoints , « est le pays du désamour ». L’anarchie est alors complète et sa tyrannie sans échappatoire.

    Le caractère anarchique du poutinisme s’exprime de manière éclatante dans le domaine hiérarchique par essence : l’armée. Le manque d’homogénéité et de synchronisation des forces russes dans la guerre en Ukraine sera probablement brandi comme un contre-exemple exemplaire par les professeurs de stratégie militaire dans les décennies à venir.

    Et cette anarchie bottée et casquée dégénère inévitablement en pillages, encore une fois, en viols, en tortures, en exactions de toutes sortes, parfaitement inutiles à la conduite de la guerre, mais conformes au modus operandi du poutinisme, et satisfaisant les pulsions vengeresses du peuple qu’il a décérébré. Le désordre de l’armée russe n’est pas accidentel : il est constitutif.

    Une nouvelle dictature du désordre

    Voilà donc « l’homme qui a rétabli l’ordre en Russie », comme l’ont surnommé tous les Hubert Védrine d’Occident depuis vingt ans. Dans les faits, Poutine est celui qui a instauré une nouvelle dictature du désordre, et qui le paie enfin très cher, dans sa campagne d’Ukraine.

    Depuis un siècle, la Russie constitue une perturbation de la raison politique mondiale. L’Union soviétique organisait la contagion idéologique des nations libres. Poutine a remplacé l’idéologie par un patchwork de vilénies : une truanderie patiente, inlassable, appuyée sur la haute tradition de cynisme du KGB, les techniques les plus pointues du marketing moderne, les codes comportementaux du monde criminel né à l’ombre du Goulag, le tout coiffé par un délire impérial sans limites et un culte de la personnalité non négligeable.

    Repousser les offres de ce hacker planétaire est davantage qu’un devoir moral : une urgence vitale. Sans quoi, l’anarchie et la tyrannie, main dans la main, continueront à briser la vérité, la paix et la prospérité.

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      Françoise Thom : « Poutine a désinstitutionnalisé la Russie »

      Pascal Avot · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 8 December, 2022 - 04:30 · 8 minutes

    Agrégée de russe, historienne spécialiste de la Russie , maître de conférences à la Sorbonne : ces titres ne résument pas Françoise Thom. Disciple d’Alain Besançon – référence indépassable de la soviétologie française -, elle n’est pas seulement une intellectuelle reconnue et un auteur prolixe, mais également une combattante.

    Très tôt, elle acquiert la conviction que le mensonge russe doit être combattu pied à pied par la culture, le courage et l’intelligence. Sa thèse d’étudiante, La langue de bois , et son deuxième livre, L’école des barbares , sont des classiques de la dénonciation raisonnée du soviétisme et du système éducatif français.

    Depuis, nombre de ses écrits ont marqué la pensée française sur la Russie. Le moment Gorbatchev , Les fins du communisme , la biographie-référence de Béria , Le Janus du Kremlin , L’histoire à rebours , Comprendre le poutinisme et, qui vient de sortir, Poutine, l’obsession de la puissance , un essai compact et cinglant sur l’homme qui a envahi l’Ukraine et la toxicité de son régime, à lire d’urgence pour percer les mystères du conflit en cours.

    Françoise Thom n’est ni une observatrice impavide, ni une militante énervée. Elle allie l’engagement à la précision, l’énergie à l’objectivité, avec un sens de la formule éclairante qui lui vaut, depuis le début de la guerre en Ukraine , d’être questionnée en permanence sur la situation géopolitique. En exclusivité pour Contrepoints , elle répond aux questions que les autres médias ne lui posent pas.

    Françoise Thom : Quels ont été les moments décisifs de votre parcours intellectuel ?

    Pascal Avot : Sans aucun doute mon séjour étudiant de 4 ans en URSS. Jusque-là ma vocation était les lettres classiques. J’avais une passion pour les études grecques. Mais le choc du communisme m’a fait choisir une autre voie. J’ai voulu le combattre et le comprendre, peut-être justement en raison de ma formation aux humanités.

    Sergueï Netchaïev, dont le Catéchisme du Révolutionnaire a influencé des générations de communistes, écrit : « Au fond de lui-même, non seulement en paroles mais en pratique, le révolutionnaire a rompu tout lien avec l’ordre public et avec le monde civilisé, avec toute loi, toute convention et condition acceptée, ainsi qu’avec toute moralité. En ce qui concerne ce monde civilisé, il en est un ennemi implacable, et s’il continue à y vivre, ce n’est qu’afin de le détruire plus complètement. » Diriez-vous que Vladimir Poutine correspond à cette description ?

    Pas tout à fait. Poutine est un homme du ressentiment, mais pas un doctrinaire. Il agit par esprit de vengeance. Mais comme la liste de ses griefs ne cesse de s’allonger, il en vient tout naturellement à une politique nihiliste, parce qu’il a une revanche à prendre sur la terre entière. Tous les truands sont susceptibles et vindicatifs. Poutine a fondamentalement une mentalité de voyou, il ne faut pas chercher plus loin.

    Diriez-vous que le régime russe actuel est dictatorial, tyrannique ou totalitaire ?

    Je parlerais plutôt d’une kleptocratie, d’une organisation criminelle ayant infiltré et phagocyté tous les rouages de l’État. Il est difficile de penser un tel régime dans les catégories classiques de la philosophie politique. On peut le définir comme  un système de prédation appuyé sur une puissante machine de propagande.

    Alain Besançon qualifie le régime soviétique d’ anarchie tyrannique. Y a-t-il une composante anarchique dans le régime de Poutine ?

    Absolument. Poutine a désinstitutionnalisé la Russie en lui imposant sa « verticale du pouvoir ». L’État russe est un État Potemkine. Le chaos n’y est évité que grâce à l’atomisation et la passivité des citoyens, obtenues au moyen du matraquage de la propagande télévisée. Mais il affleure constamment en surface.

    Pensez-vous que Vladimir Poutine terrorise son premier cercle comme le faisait Staline ?

    Je pense qu’il a un cercle proche de copains qui n’est pas terrorisé, les anciens de la Coopérative du Lac, sa vieille équipe de Pétersbourg. Mais le cercle plus large des élites est tenu par la terreur, obtenue à moins de frais que celle de Staline, par quelques assassinats ciblés et démonstratifs, et par une surveillance de tous les instants assurée par le FSO, la garde personnelle de Poutine.

    Vous semble-t-il crédible que Vladimir Poutine soit un des hommes les plus riches au monde, comme l’affirment certains analystes ?

    Il est propriétaire de toute la Russie. Dans la Russie contemporaine, pouvoir et propriété sont confondus.

    Pensez-vous que les professions de foi chrétiennes de Vladimir Poutine sont entièrement fausses, ou qu’il y a chez lui une forme, même pervertie, de religiosité ?

    Poutine n’est pas religieux, il n’a aucune idée des Dix Commandements. Il est superstitieux comme le sont les truands : il verse dans le chamanisme et la sorcellerie. Il croit qu’on peut s’assurer l’appui des forces surnaturelles par des pots de vin. Il s’imagine que l’intelligence artificielle peut lui assurer l’immortalité sous une forme numérique.

    Est-il imaginable que le FSB perde l’emprise sur la Russie qu’il a acquise sous Vladimir Poutine, quand ce dernier quittera le pouvoir ?

    Il est certain que le cercle dirigeant du Kremlin va essayer de mettre en œuvre une transition téléguidée. Avant la guerre en Ukraine, celle-ci avait de grandes chances d’aboutir. Aujourd’hui, les choses sont moins sûres. Les États précaires comme l’est l’État russe sont toujours déstabilisés par les guerres. La pression que le régime exerce sur la société est telle qu’on peut s’attendre à une explosion de chaos dès que Poutine ne sera plus aux commandes. Ceux qui ont un projet articulé pour la Russie de l’après-Poutine auront alors un avantage considérable sur les autres forces en présence.

    Quelles sont les différences fondamentales entre le KGB de la fin de l’URSS et le FSB de Vladimir Poutine ?

    Le KGB était subordonné au Parti et il se conformait à l’idéologie marxiste-léniniste, au moins en paroles. Mais il était déjà travaillé par le goût du lucre et la tentation de la criminalité organisée. Sous Poutine, ces deux aspects sont devenus dominants, aggravés par le sentiment d’impunité et de toute-puissance laissé par la disparition de la tutelle du parti et l’afflux subit des richesses.

    Quelle est la place laissée à l’économie privée réelle (ni nationalisée, ni entièrement subventionnée, ni entièrement corrompue) dans le système poutinien ?

    La place de l’économie privée n’a cessé de se réduire sous Poutine. Celui-ci ne veut pas revenir à une économie de type soviétique car il est bien conscient que la faiblesse de l’économie a été l’une des causes de la chute de l’URSS. Cependant, la Russie de Poutine n’a jamais respecté la propriété privée. Dès qu’un business prend une certaine ampleur, il attire l’attention de prédateurs plus haut placés et est confisqué. Poutine est prêt à tolérer un secteur privé asservi, à condition qu’il soit taillable et corvéable à merci.

    Tchétchénie, Géorgie, Syrie, Donbass, Ukraine : quels sont les points communs entre les guerres menées par Vladimir Poutine ? La guerre en Ukraine apporte-t-elle quelque chose de neuf par rapport aux précédentes ?

    Poutine ne veut pas que la Russie soit entourée de peuples libres. Les vaticinations géopolitiques ne sont qu’un camouflage. On le voit au cas de l’Arménie : Poutine ne lui a pas pardonné l’élection de Pachinian porté au pouvoir par le peuple arménien, au détriment des Gauleiter pro-russes installés de longue date. Il a donc penché pour l’Azerbaïdjan, par affinité pour son régime dictatorial. Le cas de l’Ukraine est particulièrement alarmant aux yeux de Poutine, justement parce qu’il considère les Ukrainiens comme des Russes (d’espèce un peu inférieure, il est vrai). Si le « peuple frère » choisit l’Europe, la démocratie libérale, et s’il devient ainsi prospère, comme l’Ukraine était en voie de le devenir, l’exemple fera réfléchir les autres Russes et risque de les faire douter des vertus de l’autocratie. Cette idée était insupportable pour Poutine et elle explique l’acharnement génocidaire contre l’Ukraine.

    Quelles sont les différences fondamentales entre la dissidence russe contemporaine et celle de l’époque « glorieuse » (du règne de Krouchtchev à celui de Gorbatchev) ?

    La dissidence soviétique était plus idéaliste, plus généreuse et plus enthousiaste que la dissidence d’aujourd’hui. À quelques exceptions près elle était plus nette dans sa condamnation du chauvinisme russe. La dissidence d’aujourd’hui essaie surtout de survivre et n’ose presque plus espérer. Elle est tétanisée par le chantage au « patriotisme » de la propagande officielle, ce qui l’affaiblit en profondeur. Combien d’opposants sont prêts à déclarer qu’il faut rendre la Crimée à l’Ukraine ? La dissidence soviétique était plus ouverte sur le monde, plus curieuse de tout, alors que l’opposition russe actuelle qui donne souvent une impression de nombrilisme et de provincialisme.

    Quels sont les livres essentiels à lire pour comprendre le poutinisme ?

    Peter Pomerantsev, Nothing is true and everything is possible (Public Affairs, 2014). Ce livre montre l’importance des spin doctors dans l’émergence du système poutinien où convergent les techniques de manipulation mises au point en Occident et l’obsession du contrôle total propre au KGB.

    Catherine Belton Les hommes de Poutine : ce livre montre l’influence déterminante de la pègre sur le régime post-communiste russe.

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      Les Français pro-Poutine : portrait de famille

      Pascal Avot · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 3 December, 2022 - 03:30 · 8 minutes

    Le poutinisme français est un phénomène étrange, passionnant si l’on veut bien prendre la peine de l’observer et peut-être inquiétant pour l’avenir.

    Quel que soit le forum politique online sur lequel vous avez l’habitude de vous rendre, vous les avez rencontrés : on trouve des pro-Poutine à peu près partout sur le champ de bataille du débat démocratique français, de la droite à la gauche, chez les conservateurs comme chez les révolutionnaires, chez les encartés comme chez les électrons libres, de tous âges, de toutes conditions sociales et de toutes confessions.

    Considérés ensemble, ils forment une masse très active et motivée, à la fois homogène – car leurs arguments se ressemblent souvent – la plupart reprenant consciemment ou non des éléments de langage du Kremlin – et bigarrée car leurs objectifs politiques diffèrent parfois complètement.

    Pour les comprendre, il convient de les étudier groupe par groupe.

    Commençons par les plus voyants : les politiciens.

    Ils se situent pour la plupart à droite. Sarkozy , Fillon, Le Pen, Zemmour , font la course en tête de ce premier peloton très fourni. Alliés historiques de la Russie pour des raisons concrètes que nous avons évoquées dans un article précédent , ils se sont par prudence fait géopolitiquement très discrets depuis le début de la guerre en Ukraine. Toutefois, aucun n’a pris le risque de retourner sa veste alors que l’ambiance s’y prêtait fortement. Pourquoi ?

    Parce qu’il y a le deuxième groupe : les militants.

    La mission du militant est de défendre son chef contre vents et marées. Et plus la tempête souffle contre lui, plus les vagues le submergent, plus il est fier de tenir bon. Si son cher leader a dit et répété des années durant que Poutine était un homme respectable, alors le militant se fera un honneur de protéger Poutine quoi qu’il arrive en Ukraine. Le militant confond entêtement et courage, aveuglement et clairvoyance, enfermement et fidélité, au point qu’il vivrait fort mal un changement de cap de son parti en plein confit mondial. Arc-bouté sur ses slogans qu’il prend pour des valeurs, il est rigide par essence. Nul doute que si d’aventure le sarkozisme, le lepénisme ou le zemmourisme se déclaraient soudain poutinophobes, une partie de leurs troupes, se sentant trahies, quitteraient les rangs pour aller pérorer ailleurs. Une grande partie de la droite a brûlé les ponts derrière elle : le poutinisme était son choix, il est devenu son destin.

    À gauche, chez les politiciens, on ne trouve plus guère que des gaffeurs invétérés, comme Ségolène Royal, et des contorsionnistes professionnels, tel Hubert Védrine. Chez les militants, un profil reste inflexible : les communistes, les vrais, ceux pour qui l’expérience soviétique a été « globalement positive » et aux yeux énamourés desquels Staline a libéré l’Europe. Ils détectent chez Poutine une continuation de la dureté, de la froideur, de la poigne anti-occidentale qui les a tant fait rêver avant la chute du Mur.

    Marchant à leurs côtés tout en les tenant à distance, nous trouvons un régiment de gaullistes. Le grand Charles a toujours eu, vis-à-vis du Kremlin, une attitude ambiguë. Fasciné par l’étatisme absolu de la Russie stalinienne mais s’en méfiant parce qu’elle était collectiviste et anti-bourgeoise, de Gaulle s’est hissé à cheval sur le mur de Berlin : un pied à l’Ouest pour éviter de finir à gauche, et un à l’Est pour combattre les Anglo-Saxons. Cette posture seyant idéalement à sa prétention lui fera commettre des erreurs catastrophiques comme celle de reconnaître officiellement l’existence de la Chine maoïste sous le regard stupéfait de Washington.

    Le discours de Dominique de Villepin pendant la guerre en Irak a achevé de faire du gaullisme un anti-américanisme. Dans cette famille politique dont plus personne ne sait aujourd’hui ce qu’elle pense, tout ce qui peut permettre de jeter des légumes pourris aux Yankees est désormais bon à prendre. En somme, être gaullo-poutiniste, c’est se faire « une certaine idée de la France », et les Français qui ne le comprennent pas sont « des veaux ». Le Kremlin joue avec grand art de cette corde sensible. « Le général De Gaulle a toujours essayé de protéger la souveraineté française », martèle Poutine, sous-entendant : « Pour éviter de devenir des otages de Disney, portez donc un toast à ma gloire ! »

    Suivant de près ces gaullistes, voici la horde bigarrée des anti-Américains rabiques de toutes obédiences, pour qui mieux vaut encore Kim Jong Un que Joe Biden. À eux seuls, ils sont une spécialité française. « Si tu peux vendre du Coca-Cola à un Français, tu peux en vendre à n’importe qui », disait un stratège de la marque. On ne saurait mieux dire. Pour tous ceux-là, Poutine est un phare dans la nuit. Il satisfait leurs besoins viscéraux comme aucun autre homme politique au monde. Il est leur star, leur modèle, leur héros. Car, grâce à lui, le monde est « multipolaire », croient-ils – comme si la planète avait jamais été dirigée par une puissance unique, un monopole sans partage du pouvoir sur les cinq continents, et comme si une telle chose était seulement imaginable !

    Et puis, il y a ceux qu’effraie le plus la mouvance LGBT : les catholiques traditionalistes. Les regarder s’engouffrer par paroisses entières en psalmodiant dans la gueule béante du poutinisme est un crève-cœur pour le croyant lucide. S’arrachant les lunettes de la foi pour ne plus percevoir l’évidence de la tyrannie russe, son cynisme et sa cruauté, ils idolâtrent Poutine qu’ils qualifient de « dernier rempart de la chrétienté », de « sage » et même, ô abomination théologique, de « sauveur ». Pour mieux comprendre comment fonctionne cette névrose collective, on se réfèrera utilement à Sainte Russie d’Alain Besançon, meilleur ouvrage à ce jour sur la russolâtrie française.

    Non loin de ce cortège suicidaire brandissant des icônes, se situent les russophiles culturels.

    Leur admiration transie pour l’âme russe – une fiction touristique fort tenace, ne recouvrant rien d’autre qu’un sentimentalisme extrême, mâtiné d’esprit apocalyptique – et pour Dostoïevski, Tchaïkovski, les bulbes dorés, la neige épaisse à perte de vue sur 17 millions de kilomètres carrés, est innocente au premier abord. Pourtant, elle peut suffire à devenir poutinoïde. Malgré ce que leur crie l’actualité, les Français ont grand mal à admettre que la Russie est un kaléidoscope aberrant de nations que seule son arrogance impériale peut faire tenir ensemble, avec des dégâts toujours plus lourds à assumer pour le reste du continent. L’auteur de ces lignes aime très sincèrement la Russie ; toutefois, sur la pente de l’Histoire, il serre à bloc le frein à main de cet amour.

    Une autre engeance de poutinistes se présente à notre examen : la très mal-nommée « dissidence », que les média mainstream appellent « l’ultra-droite ». Sans contours clairement définis, s’étendant des royalistes les plus hardcore à Alain Soral en passant par Dieudonné (dont le chat s’appelle Poutine), Henry de Lesquen, Philippe Ploncard d’Assac et autres nationalismes non seulement français, mais également russe, iranien, palestinien, nord-coréen, etc. Nous sommes ici dans les bas-fonds, nous ne ferons qu’y passer.

    Nous noterons tout de même avec le plus grand intérêt cette analyse de la soviétologue Françoise Thom, au sujet de la naissance du poutinisme idéologique :

    « Les apprentis gourous à la Douguine iront se ressourcer dans la nouvelle droite française, à laquelle ils empruntent leur antioccidentalisme (Alain de Benoist, le principal théoricien de la Nouvelle Droite, a été invité par Douguine à Moscou en 1992), tandis que d’autres experts russes découvriront en France avec ravissement la « multipolarité », l’alpha et l’oméga de la diplomatie mitterrandienne et chiraquienne. C’est ainsi que l’influence française ira nourrir les courants les plus toxiques de l’idéologie de la revanche russe. Nos « réalistes » chantres de la « multipolarité » sont en partie responsables de l’idée fixe actuelle du président Poutine d’un bouleversement de l’ordre international au profit des dictateurs souverainistes pullulant sur la planète, qui comme Poutine, confondent souveraineté et impunité. »

    Tout comme la déconstruction américaine contemporaine trouve sa source chez les intellectuels structuralistes français des années 1970, le poutinisme est un produit dérivé de délires nationalistes bien de chez nous. Le boomerang de notre vilain penchant pour les improvisations conceptuelles finit toujours par nous revenir en pleine face.

    Et pour finir, notons que certains libéraux sont poutinophiles voire même poutinolâtres.

    Il y a là un mystère considérable. En effet, la haine de la Russie poutinenne pour le libéralisme est totale et elle se concrétise sans faillir depuis plus de vingt ans dans une politique ultra-étatiste économiquement, piétinant sans vergogne les droits fondamentaux avec un mépris intégral et assumé pour toute espèce de philosophie juridique. Comment un libéral français peut-il voir là une illustration même imparfaite de ses idéaux ? L’absurdité d’une telle prise de position est si complète que, découragés, nous ne tenterons pas de la démêler. Elle fournit au moins la preuve que se dire libéral n’est en rien une garantie d’intelligence.

    Il n’est pas rare de lire, sous la plume de certains libéraux, que « Macron est pire que Poutine ». Grand bien leur fasse. Toujours est-il qu’en France, on a le droit de le crier sur tous les toits. Or, en Russie, on n’a pas celui de dire le contraire. Les paroles s’envolent, les faits sont têtus.

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      Pourquoi la Russie ment tout le temps

      Pascal Avot · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 28 November, 2022 - 04:00 · 7 minutes

    Quiconque s’intéresse au conflit en cours est fondé à conclure que la Russie ment. Et elle ne ment pas beaucoup, comme on pourrait s’y attendre de la part d’un pays en guerre, ni énormément, comme s’y emploient en général les tyrannies, mais tout le temps. Depuis neuf mois, a-t-on entendu le Kremlin énoncer une seule vérité claire et nette ? Jamais. Moscou émet un flot ininterrompu de trucages, de désinformation et de contre-vérités, au point qu’elle semble incapable de reconnaître que deux et deux font quatre. Et c’est le cas. Un phénomène quasi surnaturel, dont il convient de définir les motifs historiques.

    La Russie tsariste mentait

    Les fameux « villages Potemkine » sont devenus des cas d’école de l’illusionnisme étatique. Ce n’était qu’un début.

    Au XX e siècle, la Russie a traversé soixante-dix ans de communisme pur et dur. L’intensité du totalitarisme a varié selon les époques, avec plus ou moins de terreur, de déportations de masse et d’exécutions sommaires, mais il est un élément du système qui n’a jamais varié d’un iota : la langue de bois. De la prise du pouvoir par Lénine à l’effondrement du système sous Gorbatchev, le seul langage politique officiel, le seul autorisé et obligatoire, a été cette langue glaciale, aveugle, mécanique, d’une rigidité d’acier, d’où toute humanité, toute émotion, toute ironie sont exclues. Innombrables, les innocents qui ont fini au Goulag, ou se sont vu ficher une balle dans la nuque parce qu’ils refusaient de la parler.

    La langue de bois est le langage de l’idéologie. Comme l’a parfaitement vu Orwell dans 1984 , elle est l’âme du totalitarisme, le démon qui vous possède et fait de vous un mutant, un zombie. Alain Besançon a cette formule décisive : « La langue de bois ne veut pas être crue, elle veut être parlée. » Peu importe que vous soyez sincère ou non, fidèle au régime ou secrètement opposant : dès l’instant où elle sort de votre bouche, vous lui appartenez, vous participez à la fiction qui veut remplacer la réalité et vous prêtez main-forte à la destruction du monde. Les Russes ont vécu soixante-dix ans sous le joug de cette dictature linguistique. Leurs esprits ont été profondément contaminés par le néant.

    Dans la vision métaphysique de Lénine, la vérité telle que nous la concevons n’existe pas : elle n’est qu’un reflet de la matière, laquelle est pur mouvement. Ce qui est vrai un jour peut se révéler faux le lendemain et redevenir vrai le surlendemain. L’Histoire universelle mène à la révolution, mais les chemins qui peuvent déclencher l’embrasement final et salvateur sont en nombre infini. Dans un tel contexte philosophique, le mensonge au sens chrétien – d’une participation au mal – n’existe pas non plus : le bolchévique qui ment au capitaliste participe à la vérité (notez l’étrange jouissance dans les yeux de Jean-Luc Mélenchon lorsqu’il assène une énormité : elle est le fruit de cette métaphysique léniniste. Il se sent pleinement justifié, secrètement sanctifié par son bobard).

    La langue de bois ne tente donc jamais d’entrer en contact avec la vérité, ni à travers elle avec la réalité. Elle est un espace autonome, abstrait, où ce qui est et ce qui n’est pas sont parfaitement interchangeables. Réversibilité admirablement décrite par Orwell avec les guerres entre l’Océania, l’Estasia et l’Eurasia, dont la combinaison change sans cesse, chacune devant être acceptée comme la seule possible, immuable, par les esclaves de Big Brother. Mais revenons à Poutine – qui, ô surprise, a fait interdire la lecture de 1984 sur le territoire russe.

    (Ici, je me permettrai d’évoquer une anecdote. Je vis dans une campagne française isolée. L’essentiel de la population est paysanne : très peu de militants, aucun idéologue. Or peu après le déclenchement de la guerre en Ukraine, à la terrasse d’un café, dans un minuscule village, j’ai entendu cette phrase lancée par un cinquantenaire : « De toute façon, les Ukrainiens, c’est tous des nazis ! » Je n’ai pas pu m’empêcher de penser : « Joli coup, Vladimir. » Un mensonge moscovite échappé d’un bureau du Kremlin tel un virus du laboratoire P4 de Wuhan, avait réussi à se frayer une route jusque dans la cervelle d’un villageois français.)

    (supprimer les parenthèses ?)

    Poutine ment tout le temps

    Il ment pour trois raisons majeures.

    D’abord, parce qu’à l’instar de Lénine, il ne croit pas un seul instant à l’existence de la vérité.

    Il pense que le goût pour le vrai est la lubie des faibles, des idiots et des gogos. Élevé dans l’étau brejnevien, la langue de bois est sa langue maternelle. Ensuite, élève très appliqué de l’école du KGB, il a appris toutes les techniques soviétiques de l’art de la désinformation politique. Plus qu’un simple vecteur du mensonge, il a appris à incarner la fausseté : elle est inscrite dans sa chair, dans son ego. Les fausses identités ont formé son modus vivendi . Enfin, il est entouré de spin doctors issus des mêmes cursus que lui et qui ont agrégé aux cours magistraux et aux travaux pratiques du KGB les découvertes de la psychologie et du marketing occidentaux. Le résultat est une usine à mensonges d’une prodigieuse efficacité.

    Les Français les plus lucides sur le poutinisme ont tendance à considérer nos compatriotes russolâtres comme de fieffés imbéciles ou des traîtres patentés. Pour la plupart, c’est les juger trop vite. Car, depuis vingt-deux ans qu’il est au pouvoir, Poutine a mis en place une campagne de communication politique aux dimensions du continent, extraordinairement performante. En matière publicitaire, on juge l’arbre à ses fruits et les faits sont là : des millions d’Européens regardent Vladimir le Grand comme un sage, un maître à penser, un glorieux conquérant. Il suffit de se pencher sur les couronnes de laurier que lui lancent, avec des yeux embués, les milieux catholiques traditionalistes pour juger de la puissance de son emprise intellectuelle sur notre pays. Oui, que cela plaise ou non, certains parlent de lui comme de « notre sauveur ». Il ne voient même plus qu’ils plongent dans l’idolâtrie que vomit leur Seigneur. Comme le dit Alain Besançon, « ils croient qu’ils savent, ils ne savent pas qu’ils croient ». En divinisant inconsciemment Poutine, ils quittent l’orbite de la chrétienté : voilà de quoi est capable le mensonge russe. Ces pauvres gens ne sont pourtant pas des aliénés mentaux, mais Moscou est capable de les rendre momentanément fous à lier, comme il a fait avec les ouvriers français dans les années 1940 à 1970.

    Le pouvoir russe est addict au mensonge.

    Sans lui, la supercherie de la « puissance eurasienne qui va sauver la civilisation » se verrait à l’œil nu et les foules – pas seulement en Russie – lui montreraient les dents. Sans le mensonge systématique et systémique, Poutine serait perçu pour ce qu’il est : un mafieux XXL, membre émérite des services secrets les plus meurtries du XX e siècle et prédateur insatiable de son propre peuple. Tout le contraire du patriote et de l’homme d’ordre devant lequel tant de droites européennes mettent un genou à terre. Il ne survivrait sans doute pas à la chute de son masque. Il est celui qui ne peut plus être lui-même.

    Et puis, ultime raison, peut-être la plus décisive, Poutine ment tout le temps parce qu’il ignore dans quel univers il vit.

    Comme le signalent Galia Ackerman et Françoise Thom, il ne lit pas les journaux, ne sait pas se servir d’un ordinateur ni d’un smartphone : il n’accède à l’information locale et mondiale que via la télévision russe qui répète en boucle ce qu’il pense et les rapports que lui remettent les officiers du FSB qui le craignent bien trop pour le confronter à l’exactitude des faits. Il ne dit jamais la vérité parce qu’il ne la voit pas, il ne l’entend pas, il ne la fréquente en aucune manière. Et si d’aventure il l’entendait, il la punirait, car ce vieillard mégalomane, paranoïaque, multimilliardaire sans mérite enfermé dans son bunker, au cœur d’une guerre absurde qu’il n’aurait jamais dû déclencher et qui fait de lui un paria, n’est plus en mesure de détecter l’écart chaque jour plus abyssal entre son délire et le verbe être.

    Nous avons besoin de nous débarrasser du mensonge russe bien plus encore que de Vladimir Poutine. Ce sera long et difficile : la douloureuse mission de toute une génération, au bas mot.

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      Galia Ackerman : « 1984 est de nouveau interdit en Russie. »

      Contrepoints · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 26 November, 2022 - 04:30 · 19 minutes

    La dissidence soviétique a constitué une très haute école du courage intellectuel. Elle a donné au monde Alexandre Soljenitsyne , Alexandre Zinoviev, Andreï Sakharov, Vladimir Boukovski et tant d’autres ! Que d’esprit puissants, que d’œuvres déterminantes ! Mais ces noms célèbres ne doivent pas faire oublier les innombrables inconnus qui, au péril de leurs vies, ont humblement participé à la circulation clandestine de la vérité. Ces ombres fébriles et infatigables glissaient la nuit dans les ruelles glaciales du communisme, dissimulant des manuscrits interdits sous leurs pauvres vêtements. Sans ces héros anonymes, il n’y aurait jamais eu le coup de tonnerre de la parution de L Archipel du Goulag et, qui sait, le Mur serait peut-être toujours debout à Berlin .

    Galia Ackerman est une élève de cette haute école. Née sous Staline, elle entre en dissidence alors qu’elle n’est encore qu’adolescente, seule au milieu d’un monde qu’elle n’aime pas. Elle intègre le cercle de ceux qui risquent tout pour vaincre le mensonge. Elle ne quittera plus jamais ce combat. Émigrée en Israël dans les années 1970 puis installée en France elle est aujourd’hui une des voix francophones qui comptent pour son analyse chirurgicale de la situation en Russie et sa critique implacable du poutinisme. Ce n’est donc pas seulement une historienne universitaire et la rédactrice-en-chef de l’indispensable média online DeskRussie qui répond à nos questions mais une femme que nous nous autorisons à admirer en plus de l’écouter avec grande attention.

    Interview-fleuve et entretien-vérité, en exclusivité pour Contrepoints : un document unique pour comprendre l’actualité. Entretien réalisé par Pascal Avot.

    Contrepoints : À la faveur de la guerre en Ukraine, le régime poutinien se durcit. Or, il semble que cette montée en puissance de la tyrannie en Russie n’intéresse personne. Pourquoi ?

    Galia Ackerman : Plus précisément, ça n’impressionne plus personne. Le couvercle de la cocotte-minute russe est vissé presque complètement. Voici encore quelques années, un petit peu de vapeur pouvait encore s’en échapper : il subsistait quelques médias à peu près indépendants qui publiaient des opposants. Les ONG restaient présentes. Même sans réels partis d’oppositions, il restait un terreau où quelque chose d’authentique pouvait pousser. Aujourd’hui il n’y a plus rien. Poutine ayant désormais montré l’intégralité de ce qu’il est, sa tyrannie ne surprend plus . On entend ici et là « Il a encore fermé une ONG, il a encore condamné un innocent à une peine de prison absurde ! », mais le grand public ne découvre rien de neuf.

    Contrepoints : Ce durcissement est-il une phase conjoncturelle ou un crescendo méthodique ? En clair : Poutine prépare-t-il progressivement l’établissement d’un système totalitaire aussi complet que le régime stalinien ?

    Galia Ackerman : Même à l’époque soviétique, l’État n’a pas été constamment totalitaire. La pratique du régime soviétique n’avait rien à voir avec l’idéologie communiste classique, celle d’une société sans classes, sans exploitation, où chacun donne tout à son pays et en est justement récompensé. L’Histoire démontre qu’il n’y a même jamais eu la moindre tentative réelle de construire cette société harmonieuse. Bien au contraire, les bolchéviks ont pris le pouvoir par la force d’un coup d’État et leur politique a consisté à instaurer la terreur pour conserver le pouvoir et à bâtir une société basée sur l’inégalité. Il y avait d’un côté les dirigeants qui formaient la nouvelle noblesse et de l’autre le reste de la population, organisée de manière pyramidale, avec une cascade de privilèges concurrents. L’extermination de groupes sociaux et ethniques faisait intégralement partie de cet ordonnancement.

    Les trois principes de la société totalitaire sont : 1 la non-alternance du pouvoir, 2. la domination absolue exercée par les supérieurs, le Parti et les services secrets, sur leurs inférieurs, le peuple, et 3. le brandissement permanent d’une idée messianique : l’avenir radieux du communisme, l’âge d’or héroïque de la Seconde Guerre mondiale ou dans le cas nazi la suprématie de la race blanche.

    Maintenant, si vous observez la Russie contemporaine , en vingt-deux ans à la tête de l’État, Poutine a recréé le système de gouvernance soviétique tout en rejetant complètement l’idéologie communiste, comme une peau morte. Il a remplacé les idées communistes par d’autres, absolument nécessaires à sa domination parce qu’elles lui permettent de tromper la population et qu’elle ne comprenne pas ce qui lui arrive réellement, dans quelle société elle vit.

    Sous Poutine, l’idéal futuriste du régime soviétique a été troqué pour un idéal passéiste : celui d’un peuple victorieux du nazisme qui a donc terrassé le plus grand mal du XX e siècle, qui est donc invincible et qui porte en lui le plus grand bien du XXI e siècle. Voilà pour l’idéologie intérieure. À l’extérieur, Poutine a remis au goût du jour l’idéologie anti-impérialiste et anti-colonialiste afin de séduire les « non-alignés » : les pays en voie de développement.

    Le système poutinien est très souple. Selon les besoins du moment, il peut mimer le laxisme ou faire preuve d’une extrême sévérité. Et cette souplesse n’est pas sans rappeler les virages opérés par le régime soviétique : la terreur pendant les premières années après le coup d’État bolchevique, puis la NEP pour restaurer l’économie, puis une nouvelle phase de terreur des années 1930 à la mort de Staline, puis une sorte de relâche sous Krouchtchev, puis un resserrage des vis sous Brejnev et enfin la Pérestroïka de Gorbatchev qui devait constituer un nouvel intermède de relative tranquillité.

    À la chute du communisme, la Russie d’Eltsine n’a pas réussi à mettre en place une vraie démocratie avec la séparation des pouvoirs et une justice indépendante mais la société russe a pris goût à la liberté comme par exemple à l’indépendance de la presse. Quand Poutine a pris le pouvoir, il lui a fallu plusieurs années avant de parvenir à refermer à double tour toutes les portes ouvertes sous Gorbatchev et sous Eltsine. Le processus de retour de la tyrannie s’est fait pas à pas, progressivement et lentement.

    Si Poutine reste au pouvoir sans gagner la guerre, il perdra en popularité et devra continuer à faire monter en puissance sa tyrannie pour étouffer les critiques. S’il perd le pouvoir, il sera probablement remplacé par quelqu’un de son entourage mais qui ne sera pas plus avenant que lui.

    Après Poutine, nous risquons de connaître une période de troubles comme ce fut le cas à la mort d’Ivan le Terrible, parce que personne d’autre que lui n’a l’autorité suffisante pour faire tenir ensemble les clans, les armées, les groupes paramilitaires, les services secrets, toute cette construction mouvante qui gère la Russie contemporaine. Dans un régime totalitaire, le Parti garantit l’homogénéité et la cohérence du système. En URSS, il bénéficiait de 17 millions de membres : son assise était large. Le KGB était le glaive, les yeux et les oreilles du Parti, mais il lui était soumis. Il existait donc une organisation et un partage strict des tâches. Sous Poutine, rien de tel. Poutine n’a pas d’assise comparable à celle du Parti communiste soviétique : tout repose sur son personnage et sur ses réseaux, sans organigramme stable.

    Même si Vladimir Nikolaï Patrouchev, actuel Secrétaire du Conseil de Sécurité et ex-patron du FSB, le remplace, il n’aura pas la même autorité que Poutine. Alors, la situation deviendra sans doute périlleuse car les intérêts très divergents des uns et des autres entreront en collision. Sans compter que les velléités d’indépendance des petites républiques, Daghestan, Tchétchénie, Tatarstan, peuvent provoquer un éclatement de la Russie. Ma certitude est que les choses ne se passeront pas de façon aussi paisible qu’à la fin du gorbatchévisme.

    En 1936-1937, Staline a fait fusiller plus de 700 000 personnes. On n’en arrivera probablement pas à de telles extrémités. Plus d’un million de personnes ont quitté la Russie ces derniers mois ; ce sont autant de « gêneurs » potentiels en moins. Sous Poutine, de nos jours, la société est en grande partie consentante. Elle n’est pas aussi enthousiaste qu’au moment de l’annexion de la Crimée mais le rétablissement de la terreur d’antan n’est pas nécessaire à la conservation du pouvoir. Toutes les structures d’opposition sont déjà fermées, la censure est quasiment complète. C’est une société incomplètement totalitaire mais autoritaire à l’extrême, violente, où l’on assassine des opposants et où la persécution verbale est très puissante contre les intellectuels et les artistes.

    Il ne faut pas oublier qu’en 1937, la révolution d’Octobre n’avait que vingt ans d’âge. Une grande partie des Russes avaient connu le régime tsariste beaucoup plus libre que le communisme même s’il était oppressif. En 2022, nous avons affaire à un peuple qui a vécu 70 ans de soviétisme et qui, après un bref interlude de liberté politique et de chaos économique, vit désormais sous le joug d’une propagande bien plus habile et plus perverse, plus scientifique, plus parfaite que celle du communisme : un brainwashing construit par des spécialistes de la manipulation. Cet interminable tunnel de douleurs et de mensonges a éteint la sensibilité des Russes. Ils sont devenus indifférents à ce qu’ils traversent. Ils n’arrivent plus à comprendre leur sort ni celui de leurs voisins. La grande masse est incapable d’empathie pour les Ukrainiens.

    Un exemple. Dès qu’il a lancé ses troupes en Ukraine, Poutine a annoncé quelles sommes seraient versées par l’État aux familles des tués et des mutilés. Résultat ? On voit apparaître un nouveau phénomène : de plus en plus de femmes se marient avec des hommes qui partent au front et elles le font dans le seul but de toucher des indemnités si leurs hommes sont tués. La société russe est spirituellement et psychologiquement exsangue. C’est une société de désamour. Sa rédemption sera longue et difficile.

    C’est orwellien. Du reste, 1984 est de nouveau interdit en Russie. Il n’est même plus autorisé d’écrire le nom de Zamiatine ! [NDLR : Evgueni Ivanovitch Zamiatine, 1884-1937, auteur d’un chef-d’œuvre de politique-fiction dystopique, Nous autres , où il décrit une société totalitaire parfaite. Nous autres est le grand précurseur russe de 1984 et du Meilleur des mondes .]

    Contrepoints : Pour accéder éventuellement au sommet du pouvoir russe dans les mois qui viennent, les commentateurs évoquent le plus souvent cinq noms : Prigojine, Medvedev, Kadyrov, Sourovikine et Patrouchev. Que vous inspire ce casting de prétendants ?

    Galia Ackerman : Il est possible que ce ne soit aucun des cinq. Si surgit le temps des troubles, celui qui a le plus de soldats sous ses ordres prendra peut-être le pouvoir, qui sait ? Cependant, pour l’instant, Patrouchev est le favori dans la course au poste suprême. C’est un homme extrêmement dur mais présidentiable.

    Medvedev ne bénéficie pas d’une popularité suffisante dans le peuple russe. Les horreurs qu’il écrit en ce moment sur sa chaîne Telegram sont des tentatives de se montrer plus royaliste que le roi dans le but d’attirer l’attention. Il a tout de même été président et Premier ministre : fort de cette expérience, il reste dans la course.

    Prigojine est purement et simplement un bandit à qui Poutine fait gagner du galon et qui tente de transformer sa bande de mercenaires – pour laquelle il recrute des criminels – en troupe d’élite. Il peut jouer un rôle de premier plan mais je doute fort qu’il ait la capacité de devenir président.

    Kadyrov, c’est impensable. Il est impossible qu’un Tchétchène devienne président de la Russie.

    Quant à Sourovikine, l’équipe de Navalny [NDLR : l’opposant à Poutine le plus célèbre, actuellement en prison] vient de publier une vidéo très documentée de 25 minutes à son sujet, où l’on apprend qu’il est très proche de Timtchenko, un oligarque proche de Poutine. On y apprend que pendant la guerre en Syrie Timtchenko utilisait Prigojine et ses commando Wagner pour s’emparer de mines et de gisements en Syrie. Sourovikine envoyait ses avions bombarder ces positions, ce qui permettait à Timtchenko de se les accaparer – avec le soutien d’Assad au passage. Et à chacune de ces opérations l’épouse de Sourovikine recevait d’importants virements de provenance inconnue. Sourovikine se faisait donc payer grassement pour bombarder ! C’est une brute épaisse et un pourri. Même dans un système de pouvoir aussi dégradé que celui de Poutine, je ne vois pas comment il pourrait devenir chef de l’État.

    Contrepoints : Quelle différence y a-t-il entre la corruption en Ukraine et la corruption en Russie ?

    Galia Ackerman : Il y a une différence de fond entre la corruption d’un système où existe une alternance et celle d’un système où l’alternance est impossible : elles ne jouissent pas du même degré d’impunité.

    La corruption est un phénomène présent dans toutes les sociétés post-soviétiques. Dans la société soviétique, la pénurie était omniprésente et le seul moyen de trouver ce dont on avait besoin était de corrompre et d’être corrompu. C’était la base même du fonctionnement économique de la société de type soviétique : la pénurie était structurelle et la corruption était sa conséquence mécanique.

    En même temps, comme le KGB était partout grâce à ses agents, ses indics et ses personnes de confiance, le système pouvait à tout moment menacer d’arrêter les personnes de son choix. La délinquance étant universelle parce que nécessaire à la survie quotidienne, le contrôle exercé sur la population était également universel : quiconque émettait un avis négatif sur le régime en place était susceptible d’être condamné pour crime économique. Les corruptions russe et ukrainienne sont les échos de ce système.

    Poutine a créé de nouveaux canaux de circulation de la corruption. Il offre à ses alliés des contrats publics représentant des centaines de millions de dollars dont la moitié atterrit directement sur leurs comptes personnels à l’étranger ; sans oublier, bien entendu, une colossale ristourne revenant à Poutine lui-même. En l’absence de tout système judiciaire valide, ce réseau de corruption hautement prédateur devient le mode de fonctionnement de la société entière et bloque l’économie du pays, où le privé et le public sont indissociables – 100 millions de Russes sont rémunérés par l’État. Au bout de vingt-deux ans de monopole du pouvoir, les dégâts sont gigantesques.

    En Ukraine, l’existence de l’alternance via les élections empêche ce type de mécanisme de se mettre en place. Quand un pouvoir tombe démocratiquement, son successeur démantèle beaucoup de ses réseaux et peut même envoyer en prison leurs principaux acteurs. Il n’y a donc pas de pérennité : la corruption ukrainienne est fragile, temporaire, moins institutionnalisée, moins homogène, elle n’a pas les coudées aussi franches qu’en Russie.

    De plus, à la différence de la Russie, l’Ukraine mène une lutte contre la corruption exigée par l’Union européenne et qui, même si elle est encore très incomplète, a des premiers effets sur la réalité. En Russie, la lutte contre la corruption est une pure fiction : elle n’est qu’une pièce de théâtre qui permet à Poutine de se débarrasser des oligarques les moins disciplinés.

    En Ukraine, les adversaires de la corruption ont bon espoir : la société civile est extrêmement active et vigilante et le système judiciaire fonctionne imparfaitement mais il fonctionne. La corruption rencontre donc des limites. En Russie, tant qu’elle arrange Poutine et ses protégés, elle est illimitée.

    Contrepoints : Que répondez-vous aux Français qui disent que les Américains n’ont pas respecté les accords de Minsk ?

    Galia Ackerman : J’ai toujours été persuadée que les accords de Minsk étaient impossibles à respecter. Impossible ! Dans leur acception russe, ils signifiaient la fin de l’Ukraine, c’est aussi simple que cela. Quand je disais à mes contacts au Quai d’Orsay qu’il fallait en finir avec ces accords parce qu’ils étaient irréalisables, on me répondait : « Vous ne comprenez pas ? C’est notre seul espoir ! »

    En réalité, toute cette affaire n’a rien à voir avec les Occidentaux. La vérité est que Russes et Ukrainiens avaient deux interprétations radicalement différentes des accords de Minsk. Les Russes n’en acceptaient pas la vision ukrainienne, et inversement. Les Ukrainiens exigeaient d’exercer le contrôle sur leurs frontières et d’organiser des élections entièrement libres, avec la présence d’observateurs et de médias ukrainiens dans les territoires disputés par les deux pays. Les Russes refusaient. Ils voulaient organiser des élections « à la russe », sous contrôle du Kremlin, chose inacceptable pour les Ukrainiens, puis faire entrer les représentants des républiques « autonomes » du Donbass à la Douma, avec le droit de blocage de décisions concernant l’Ukraine entière. Ce qui était impossible pour les Ukrainiens, car cela aurait sonné le glas de l’Ukraine actuelle. La situation était inextricable : le ver était dans le fruit dès la signature des accords. Les Occidentaux ont alors tenté de trouver une solution qui satisfasse les deux parties et ils y ont évidemment échoué, mais on ne peut en aucune manière les accuser d’avoir saboté ces accords.

    Contrepoints : Merci pour tant d’éclairages salutaires. Maintenant, parlons de vous : quel a été votre parcours de dissidente ?

    Galia Ackerman : Dans ma prime adolescence, de façon intuitive, je n’aimais pas le système dans lequel j’étais née. Je n’aimais pas la littérature soviétique, des œuvres appartenant au canon du « réalisme socialiste », je n’aimais pas les réunions des Jeunesses Communistes, je n’aimais pas la propagande à l’école. Tout cela sonnait faux. Je cherchais une autre vérité.

    À partir de l’âge de 16 ans, j’ai appartenu au premier cercle autour de la dissidence. Les grands dissidents écrivaient les textes et les recopiaient : ils s’auto-éditaient avec des machines à écrire et du papier carbone. C’était cela, le samizdat . Le premier cercle autour d’eux était constitué de leurs premiers lecteurs et de leurs copistes. Grâce à des amis de ma famille mais sans que mes parents le sachent, j’ai commencé à assister à des réunions de dissidents et à lire le samizdat. À 18 ans, j’ai fait la connaissance d’une jeune homme dont le père était chercheur et dissident, qui connaissait Soljenitsyne. Grâce à lui, j’ai été une des premières à lire l’ Archipel du Goulag .

    À l’Université, j’ai appartenu à un cercle de dissidents plus vaste. Cependant, nous n’étions pas en mesure d’agir contre le système. La dissidence active se résumait à l’écriture de textes de protestation  contre la répression de dissidents ou le sort des peuples déportés par Staline, comme les Tatars de Crimée, mais nous n’étions pas encore suffisamment formés et informés pour nous lancer dans des opérations aussi concrètes. Je lisais beaucoup : le samizdat , et le tarmizdat qui nous donnaient accès à des traductions russes de livres étrangers. Des organisations de soutien occidentales les imprimaient pour nous et nous les faisaient passer via des touristes courageux. Ainsi, nous avions accès à la Bible, à 1984 et à des centaines d’œuvres interdites en Russie.

    L’événement décisif de mon évolution fut l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968. J’étais en vacances, et je me suis précipitée à Moscou pour y vivre pleinement l’événement. Quelle ne fut pas ma déception quand j’entendis toujours la même rengaine dans les rues  : « Nous avons libéré les Tchèques en 1944, et voilà comment ils nous remercient ! » Il y eut une manifestation sur la place Rouge. Elle ne réunit que… sept personnes. Ne l’ayant pas appris à temps, je n’ai pas pu m’y rendre – et heureusement, car la suite aurait sans doute été bien plus difficile pour moi.

    Le Coup de Prague fut pour le régime soviétique l’occasion de resserrer les vis en Russie même. Depuis 1960, le régime nous avait laissé quelques espaces de respiration. À compter de 1968, une chape de plomb s’est abattue sur nous. C’est ce qui se passe aujourd’hui : quand le pouvoir russe agresse un de ses voisins, simultanément, il se durcit à l’intérieur. Je ne savais que faire.

    Certains dissidents pensaient que nous devions attendre la première opportunité de quitter le pays. D’autres s’y refusaient et préféraient rester des marginaux, au sens noble, pour défendre et prolonger à tout prix la culture russe. À 21 ans, j’ai épousé un sioniste. Les dissidents sionistes étaient favorables à l’exil. En 1971 il est devenu possible pour les Juifs de quitter l’URSS pour Israël. Nous sommes partis en 1973. Mais l’engagement de mes 16 ans n’a jamais varié : il est à vie. C’est la passion pour la vérité, la soif de comprendre et le devoir de combattre.

    En 1984, j’ai fait un voyage de quelques mois en France avec mon second mari, le peintre Samuel Ackerman, et notre petite fille. Arrivée à Paris, j’ai très vite eu le sentiment que je ne pourrais plus en repartir. Cette ville m’a inspirée et j’y ai fait connaissance du milieu des exilés russes, intellectuels de valeur qui avaient été forcés de quitter l’Union soviétique : la prison était la seule alternative. Au centre de cette communauté, l’écrivain Vladimir Maximov avait créé une revue et il m’a proposé de travailler avec lui, ce qui m’a permis de rester à Paris.

    J’ai alors évolué au milieu d’une organisation aujourd’hui oubliée, l’Internationale de la Résistance, composée de Russes, de Polonais, de Tchèques, de Bulgares, de Cubains. Notre but était d’expliquer le régime communiste à l’opinion occidentale et d’organiser des conférences et des manifestations. Nous étions soutenus par de nombreuses personnalités : Ionesco, Yves Montand, Simone Signoret, Elie Wiesel, André Gluscksmann, Bernard-Henri Lévy, Daniel Cohn-Bendit et bien d’autres. Nous parvenions à créer l’événement. Je me sentais chez moi dans ce combat, parlant une langue française que j’avais apprise et aimée en Russie. Puis j’ai été naturalisée. Je suis aujourd’hui aussi française que russe.

    Vient de paraître : Le livre noir de Vladimir Poutine , de Galia Ackerman et Stéphane Courtois, chez Robert Laffont.
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      En cas d’apocalypse, la Russie part favorite

      Pascal Avot · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 23 November, 2022 - 04:00 · 6 minutes

    Pendant la Seconde Guerre mondiale, le duel à mort entre Allemagne et URSS n’a pas seulement constitué le conflit armé le plus féroce du XX e siècle. Il a également mis en concurrence deux systèmes totalitaires : deux idéologies dévastatrices, deux formes parfaites de socialisme, deux terrorismes d’État, deux cultes de la personnalité pharaoniques.

    Le 22 juin 1941 à l’aube, les troupes du III e Reich percutent de plein fouet l’Armée rouge. Hitler pense que les forces russes vont voler en éclats sur son passage et il a raison. Il croit arriver à Moscou avant l’hiver et il a tort. Car bien plus que la pluie, la boue et la neige, sa mégalomanie, son incapacité à écouter ses généraux, sont goût délirant pour l’improvisation et la surenchère vont le faire s’enliser dans l’immensité russe.

    L’extraordinaire Barbarossa, la Guerre absolue , de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, raconte avec minutie ces six mois d’hystérie militaire sans limites où s’est joué le sort du monde. Les raisons de l’échec nazi y sont admirablement narrées. Toutefois, un aspect du conflit n’est pas suffisamment examiné par ce chef-d’œuvre : si l’URSS parvient à résister in extremis à une attaque terrestre excédant tous les standards du genre, c’est aussi parce qu’elle est plus totalitaire que son ennemie.

    Le totalitarisme nazi n’atteint son pic que deux ans plus tard, après sa défaite à Stalingrad. C’est seulement alors que le peuple allemand touche le fond de la collectivisation et de la terreur. Jusque là, Hitler, soucieux de rester populaire, lui a laissé quelques espaces de respiration : la militarisation de la société était incomplète. À compter de 1943, cet espace disparaît et le nazisme devient un national-communisme. On pourrait presque dire : trop tard.

    En effet, lorsque le soldat allemand et le soldat russe se font face, ils n’ont pas la même expérience de la vie.

    Le premier a connu le confort de la civilisation occidentale. Il est né dans un pays appauvri mais il a goûté à la liberté d’expression, d’association et de circulation. Son droit de propriété a été respecté. Il a le plus souvent mangé à sa faim. Et même sous Hitler, il a connu un relatif confort.

    Ce n’est pas le cas du jeune moujik : depuis sa naissance, il est privé de tout par le bolchévisme. Son logement, son alimentation, son travail, son salaire ont toujours été misérables. Il n’a connu de la politique que la peur constante venue d’en haut. Il n’a aucune nouvelle du monde extérieur, il ne peut pas s’enfuir, on a déporté ou exécuté nombre de ses proches dans les années 1930. La vie de l’Allemand n’a pas été un paradis, mais celle du Russe a été un enfer.

    Cet enfer s’accorde avec celui du front de l’Est. Le soldat russe passe d’une horreur à une autre. Entre la désolation de son appartement communautaire et celui des tranchées, il y a changement de degré et non de nature, tandis que le niveau de vie du soldat allemand s’effondre d’un coup. Il doit apprendre à ramper comme une bête traquée dans des décors cauchemardesques et il ne s’y fait pas. Il n’a pas été formé au néant. Sa souffrance est bien plus grande que celle de son ennemi.

    Le grand dissident russe Alexandre Zinoviev, logicien de renom et incomparable satiriste (aucun livre n’a aussi bien décrit l’aberration communiste que ses Hauteurs béantes ), disait que le soviétisme transforme l’homme en rat et que de ce fait il finirait par nous vaincre, car le rat est mieux adapté aux conditions extrêmes que l’être humain : son sens du collectif, son abnégation et son agressivité sont supérieurs à notre amour de la belle vie. On tient là un élément injustement méconnu de la victoire de Staline sur Hitler.

    Ce qui était vrai en 1941 pourrait l’être en 2022

    Et l’on tient peut-être également une raison de craindre un conflit nucléaire contre la Russie de Poutine : ce qui était vrai en 1941 pourrait le rester en 2022. Dans Le Livre noir de Vladimir Poutine paru tout récemment, Françoise Thom évoque ce problème.

    Elle écrit :

    « Se complaisant dans son rôle de docteur Folamour, Poutine répète à l’envi qu’il n’a pas peur d’un conflit nucléaire et qu’il ne reculera pas devant l’escalade. »

    Pourquoi ? Françoise Thom cite la réponse apportée par Mikhaïl Deliaguine, économiste russe :

    « En temps de catastrophe, le plus souvent, les organismes très complexes et différenciés, parfaitement adaptés à des conditions environnementales spécifiques, meurent ou se décomposent. La Russie d’aujourd’hui, un organisme social primitif, presque revenu à l’âge de pierre après la dégradation post-soviétique, pourrait avoir une chance assez élevée de survie dans une catastrophe mondiale. »

    L’idéologue Jirinovski, sinistre clown qui a beaucoup influencé le poutinisme, déclarait en 2015 :

    « Les Européens vivent dans le luxe, ils ne font que s’amuser. Il suffira que Moscou montre les dents et ils dissoudront l’OTAN. »

    La guerre en cours démontre pour l’instant le contraire, mais comment réagirait Macron face à un Poutine qui menacerait de prendre la France pour cible ?

    La grande faiblesse des pouvoirs démocratiques en temps de guerre est leur devoir de plaire à leurs populations, de leur garantir un minimum de liberté, de possessions et de plaisir. En cas de clash nucléaire, tout cela disparaîtrait instantanément, laissant place à l’angoisse et la contrainte dans des proportions que nous n’avons jamais expérimentées. Pour nous empêcher de sombrer dans l’anarchie, nos dirigeants seraient obligés de remplacer le peu de libéralisme qui nous reste par un autoritarisme radical. Pour nous, ce serait un choc terrible. On regretterait amèrement le bon vieux temps du confinement.

    Pour les Russes, le contraste serait beaucoup moins frappant. La barbarie, l’absence de droits, la pauvreté et l’anxiété ayant force de lois chez eux de puis 1917, ils les connaissent par cœur. La tyrannie et le chaos sont leurs milieux naturels.

    Géopolitique-fiction ?

    Hélas, avec le Kremlin, le sens commun est systématiquement battu en brèche. Pour comprendre la Russie et relever les défis qu’elle nous lance sans discontinuer depuis un siècle, Alain Besançon indique la recette : il faut « accepter de croire l’incroyable ». Donc, on est en droit d’imaginer que la Russie est davantage disposée que nous à l’apocalypse parce que, privée de bonheur depuis quatre générations, elle souffrirait moins que nous d’un très grand mal. Elle le pense et elle le dit.

    Toutefois, nous ne donnerons pas dans le désespoir.

    D’abord, parce que le mystérieux don pour la résilience des sociétés démocratiques leur a permis de traverser d’effroyables épreuves au XX e siècle. D’autre part, parce que – nous l’avons indiqué dans un article précédent – la main de Poutine tremble devant la fermeté occidentale en Ukraine. Le courage ukrainien et la cohésion de l’Ouest le surprennent et le font douter de son invincibilité.

    Enfin, parce que le pessimisme est le meilleur allié du défaitisme : comme l’a démontré Churchill, on ne brise pas une tyrannie en craignant de prendre des coups. Si, un jour prochain, la sueur, le sang et les larmes sont de nouveau d’actualité, nous pourrons remettre au goût du jour la plus belle de ses formules : « Nous ne nous rendrons jamais. »

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      Pourquoi l’armée russe est-elle nulle ?

      Pascal Avot · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 16 November, 2022 - 04:00 · 6 minutes

    Le 24 février 2022, l’armée russe entre en Ukraine. La stratégie du Kremlin est de prendre Kiev en moins d’une semaine. Dans le monde entier, y compris au Pentagone, les experts sont unanimes : Poutine va gagner cette guerre en un temps record. Nul n’imagine qu’il puisse échouer.

    Nul… sauf le meilleur soviétologue français, Alain Besançon . Depuis des années il répète que les forces russes sont obsolètes, désorganisées, sous-équipées, démotivées, que leur puissance est une fiction grotesque et qu’en avoir peur est pure folie. Il appelle l’Occident à dire à Poutine : « Vous êtes terriblement faibles, nous le savons, et nous n’avons pas peur de vous. » Personne ne l’écoute.

    Quelques semaines plus tard, quand la planète découvre, stupéfaite, que l’Ukraine résiste avec férocité à l’agression russe, deux explications sont proposées par les commentateurs.

    D’une part, les Ukrainiens bénéficient de l’assistance massive de l’Otan, tant pour les armes que pour le renseignement. D’autre part, le peuple mobilisé en masse par un Zelensky rusé et charismatique fait montre d’un patriotisme et d’un courage exemplaires.

    Ces deux explications sont vraies mais elles ne suffisent pas à comprendre la faiblesse et, pour tout dire, la nullité de l’armée russe.

    L’armée russe est l’enfant de l’Armée rouge créée pour écraser la contre-révolution lors de la très sanglante guerre civile qui s’étend de 1917 à 1923. Les Bolchéviques en sortiront vainqueurs mais leurs ennemis, les tsaristes blancs, sont divisés en plusieurs armées concurrentes incapables de se coordonner, leurs chefs étant par ailleurs totalement dépourvus de flair politique. La victoire de Trotsky est moins brillante que ne le prétendra la propagande : elle repose davantage sur les faiblesses de l’adversaire que sur ses propres qualités.

    Les ennuis ne font que commencer

    Dans les années 1920, Staline commet une des plus formidables erreurs de sa carrière : par pure paranoïa, il décide de purger massivement ses gradés. Huit amiraux, deux maréchaux, quatorze généraux, les neuf dixièmes des généraux de corps d’armée, les deux tiers des généraux de division, plus de la moitié des généraux de brigade et 35 000 officiers sont exécutés. Jamais dans l’histoire humaine un tyran n’a à ce point dégarni son propre dispositif militaire.

    L’URSS en paiera un prix inouï lorsque l’Allemagne lancera contre elle la plus grande offensive terrestre de tous les temps, le 22 juin 1941. L’opération Barbarossa verra l’Armée rouge s’effondrer comme un château de cartes. Staline ne devra son salut qu’à l’imprudence stratégique maladive d’Hitler, au tombereau d’armements et d’équipements déversé sur la Russie par les États-Unis, à la résistance héroïque de l’Angleterre, à la poigne inhumaine du général Joukov et à l’abnégation forcée des peuples de l’Est qui pleureront des dizaines de millions de morts, victimes de la bêtise stalinienne autant que de la fureur nazie. Par la suite, l’étoile de l’Armée rouge ne brillera pas davantage. Sa conquête de l’Europe centrale se fera sur des populations épuisées.

    Et il y a pire.

    Dans les années 1970, l’URSS est au sommet de sa puissance impériale. Alors que l’Ouest se demande si le communisme va finir par avaler le monde, l’Armée rouge s’élance dans les montagnes afghanes. Opposée à une population de paysans analphabètes – petit à petit équipés par Reagan –, elle y vivra dix ans d’enfer et en repartira la queue entre les jambes, humiliée.

    Et il y a encore pire.

    En Tchétchénie, république grande comme la Normandie, au cours de deux guerres, l’une menée par Eltsine, l’autre par Poutine, la Russie revivra l’enfer afghan. Elle détruira de manière systématique, exterminera avec une sauvagerie inimaginable mais ne parviendra jamais à briser complètement la résistance tchétchène. La paix ne reviendra qu’avec l’établissement d’une tyrannie mafieuse et islamiste téléguidée par Poutine. Nouvelle humiliation pour Moscou qui rêvait de « buter jusque dans les chiottes » les insolents Caucasiens.

    Retenir les leçons du passé

    Alors, comment est-il possible que Moscou n’ait pas retenu les leçons de ces demi-victoires et de ces défaites cuisantes et ait abattu toutes ses cartes en Ukraine avec un tel manque de bon sens ?

    Première raison : le matériel

    Depuis Staline, la doctrine russe peut se résumer par « qu’importe la qualité, pourvu qu’on ait la quantité ». Plus de soldats, plus de chars, plus d’avions, plus de missiles contenant toujours plus de mégatonnes ! L’ennui est qu’au XXI e siècle, l’Otan a emprunté la voie inverse : « qu’importe la quantité, pourvu qu’on ait la qualité » . La guerre en Ukraine démontre chaque jour que l’Otan avait raison et que Poutine a eu tort de croire Staline sur parole.

    Deuxième raison : l’humain

    L’armée russe est un univers misérable et brutal où le soldat de base est traité comme un esclave par ses supérieurs. Sous le nom de dedovshchina , la torture et le viol déguisés en bizutage sont rituels et omniprésents. D’où la médiocrité de la mobilisation partielle décrétée par Poutine : pour éviter d’être enrôlé, on est prêt à ruiner, à se mutiler ou à fuir le pays. Seuls les délinquants trouvent leur compte dans ce conflit qui leur propose l’amnistie. Comme le dit Françoise Thom, « le pillage est la seule motivation réelle ». C’est insuffisant pour gagner une guerre aux dimensions internationales.

    Troisième raison : Poutine

    Comme Staline en 1941, il a tenu à mener les opérations lui-même. Comme Staline, il a attendu le dernier moment, dos au mur, pour commencer à faire confiance à ses généraux. Trop tard.

    Quatrième raison : la fin de l’équilibre de la terreur

    C’est la plus passionnante.

    Poutine a mis sur pied un arsenal atomique cyclopéen : Satan 2, son missile le plus puissant, peut rayer de la carte en une seconde un territoire vaste comme la France. Mais il est bien beau de disposer de Satan 2, encore faut-il pouvoir s’en servir. Et Poutine vient de comprendre qu’il ne le peut pas, car Satan 2 ne fonctionne que si la Russie est frappée la première. Or, l’Otan ne lui fera jamais ce cadeau. Bien sûr, il lui reste un joker : déclencher l’apocalypse. Mais l’on peut raisonnablement parier qu’il ne le fera pas, parce que c’est un vieil homme désorienté, qu’il a peur de mourir et qu’à coup sûr son quartier général, qui en a assez de ses coûteux caprices, l’en empêchera. Satan 2 est échec est mat.

    La doctrine Besançon a gagné : l’Occident n’a plus peur. L’armée russe était malade et, privée de sa capacité à nous effrayer, la voilà soudain qui agonise.

    Cet événement est aussi important que la chute du mur de Berlin .

    Nous sommes encore loin d’en voir les conséquences. Il y a lieu d’être optimiste, à ceci près que l’extinction du poutinisme verra peut-être l’émergence d’un chaos plus épouvantable encore. Avec le Kremlin, toute bonne nouvelle peut constituer la matrice d’une catastrophe. On verra bien. À chaque guerre suffit sa peine.