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      Ces héros anonymes qui sauvent les organisations en déclin

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 17 April, 2023 - 02:40 · 6 minutes

    Pourquoi certaines organisations en déclin réussissent-elles à survivre malgré leur management inepte ? Le plus souvent, c’est parce que demeurent en leur sein des individus qui continuent à essayer de faire leur travail du mieux qu’ils peuvent malgré les circonstances parfois très difficiles. Hommage à ces héros anonymes.

    Alors que ma fille le prévenait qu’elle ne pourrait venir à son cours parce qu’elle passait un concours, son professeur lui répondit que non seulement il l’excusait, mais qu’il ne doutait pas qu’elle ajouterait son nom à la liste prestigieuse des lauréats. Incroyable moment de grâce. Beaucoup a été écrit sur le déclin de l’Éducation nationale en tant qu’institution, et souvent à juste titre. Baisse du niveau, multiples absences d’enseignants pour des motifs fantaisistes (« en formation »), absences non remplacées, mettant la scolarité des enfants en danger (le fils de l’un de mes cousins est en première et n’a pas de professeur de Français depuis des semaines, l’année du Bac de Français), fonctionnement erratique, etc.

    Mais ce petit message incroyablement bienveillant et motivant montre qu’il subsiste malgré tout des enseignants (et probablement des personnels administratifs) qui se consacrent à leur tâche avec passion. C’est ainsi que des institutions, publiques ou privées, réussissent à survivre et à poursuivre leur mission malgré un management inepte. Elles sont sauvées par les individus qui les composent. Elles sont, en quelque sorte, sauvées malgré elles.

    Persister, malgré tout

    Pourquoi certains persistent-ils dans leur action malgré les circonstances aussi difficiles ? Je n’ai pas la réponse. Peut-être est-ce parce que le sens de leur action demeure clair et noble : l’enseignant sait qu’il travaille pour la réussite des élèves, l’infirmière pour la santé des patients, l’éducateur spécialisé pour éviter que les gamins ne tombent dans la délinquance. Ils savent que leur action a un impact direct sur quelque chose de très important. Cet impact est visible. Il m’arrive souvent de discuter avec des infirmières qui me disent qu’elles ne pourraient pas faire un autre métier, pour rien au monde. Ce métier – leur métier, malgré tout.

    Peut-être est-ce parce que ces individus ont une éthique solide de leur métier. C’est ce que j’observe souvent. Ils se définissent moins en relation avec leur institution qu’en relation avec une éthique individuelle. Cette éthique – la conscience du travail bien fait ? – leur permet d’agir de façon relativement indépendante de l’institution ; de s’en protéger, en quelque sorte. Ils entendent les balles siffler, souffrent des dysfonctionnements mais se concentrent sur la mission et la poursuivent sans relâche. Naturellement, la condition est qu’ils puissent le faire de façon relativement autonome. Créer une sphère d’autonomie est d’ailleurs la condition de leur succès. Il faut qu’ils puissent définir un espace dans lequel ils peuvent travailler sans être trop perturbés par la grande machine. Plus le métier est interdépendant, moins cela est facile.

    Remettre en question le modèle mental du management

    L’observation qu’une organisation en déclin est sauvée par les individus sur le terrain qui n’abandonnent pas montre les limites de la pensée managériale dominante. Celle-ci reste ancrée dans un paradigme cartésien, qui distingue la pensée de l’action et induit une hiérarchie entre les deux : la pensée est noble et l’action est subalterne. Cela explique pourquoi on fait davantage attention au sommet qu’au terrain.

    Chaque fois que j’ai été impliqué dans un travail de stratégie pour une entreprise en difficulté , j’ai été frappé de voir à quel point les stratèges s’intéressent au sommet plutôt qu’au tout. J’ai toujours eu du mal à faire porter la discussion sur le point de vue du terrain. Les stratèges restent enfermés dans un univers composé de produits, de concurrents, en bref de pions que l’on déplace sur un échiquier.

    Lorsque j’aborde la question, j’essaie toujours, au contraire, de partir de l’identité de l’organisation et de ses modèles mentaux : d’où vient la flamme ? D’où vient l’énergie ? Parfois c’est assez simple. À l’hôpital, la flamme c’est la santé du patient. À l’école, la réussite de l’élève. Souvent c’est plus compliqué parce que la flamme s’est perdue depuis longtemps ou parce qu’on n’est pas dans une organisation dont le sens est aussi évident que sauver un patient ou un élève. Mais il y a toujours une flamme et il faut la trouver parce que c’est à partir d’elle que l’on peut reconstruire quelque chose. Le plus frappant, c’est que même après une période prolongée de déclin, il reste toujours des traces de cette flamme, même si elle est très faible. Il reste quelques braises, et c’est à partir d’elles qu’on peut rallumer le feu.

    Lorsque la flamme n’est pas visible, ou pas évidente, elle ne peut être rallumée qu’en identifiant ceux qui n’ont pas abandonné. Ils en sont les derniers porteurs. Ils vivent parfois cachés, ils se font discrets. Il peut en subsister dans des endroits improbables, quel que soit le métier, mais rarement au sommet. Comme je l’évoquais dans un article précédent , dans beaucoup d’organisations, ce sont souvent les assistantes. Bien qu’elles soient souvent mal considérées, ce sont elles qui continuent à faire tourner la boutique alors que circulent les dirigeants, arrivés un jour, partis le lendemain.

    Les organisations sont sauvées malgré elles par des membres qui agissent selon une éthique forte et persistent dans leur action malgré le coût important qu’ils subissent en raison des dysfonctionnements. Ils sont les derniers connectés au réel. Mais nul héros n’est éternel. Si l’organisation ne finit pas par corriger ses dysfonctionnements, même ces héros du quotidien finiront par partir, volens nolens . Soit pour des raisons de santé ( burn out ), soit à la retraite. L’organisation trouvera de plus en plus difficile de renouveler son corps de porteurs de flamme, l’une des raisons étant qu’elle n’a même plus conscience de leur existence. L’effondrement aura été ralenti par les héros du quotidien, mais pas empêché.

    Lorsqu’il a redressé Apple en 1997, la première chose que Steve Jobs a faite est de se séparer de certains individus. Quelques semaines après son arrivée, il déclare ainsi : « il y a maintenant de très bonnes personnes qui dirigent les domaines-clés d’Apple. » Ce n’est pas en déplaçant des pions sur un échiquier stratégique que l’organisation sortira du déclin mais en recréant un collectif à partir de ceux de ses membres qui portent une éthique forte de leur métier et de rallumer le feu à partir des braises.

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      Le cercle vicieux du quiet quitting et du déclin de l’organisation

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 15 March, 2023 - 03:40 · 5 minutes

    Le « quiet quitting » est la nouvelle expression en vogue. Elle décrit le fait pour des employés de quitter leur entreprise discrètement, sans faire d’esclandre, sans même parfois prévenir. Un jour, ils ne sont plus là. Ce n’est pas simplement un problème de ressources humaines car il peut mettre en danger toute l’organisation et entraîner son déclin à plus ou moins court terme. Il constitue donc un enjeu stratégique.

    Pour comprendre ce qui est en jeu, on peut utiliser les travaux d’Albert Hirschman, auteur du fameux Défection et prise de parole . Hirschman étudie la loyauté des individus à une institution. Il observe qu’une personne insatisfaite a trois options : elle peut soit prendre la parole et protester, soit se taire et supporter l’insatisfaction, soit faire défection, c’est-à-dire partir sans protester.

    Prendre la parole et protester a un coût qui peut parfois être très important. Lorsque nous sommes dans un restaurant médiocre et que le chef nous demande si tout va bien, il est bien plus simple pour nous de répondre Oui avec un grand sourire que de lui dire la vérité. Nous serons partis dans quelques minutes pour ne plus jamais revenir ; à quoi bon se lancer dans un échange où il est probable que le chef prendra mal nos observations ?

    Nous n’avons pas intérêt à investir dans la relation, le coût perçu est trop élevé. Sans le savoir, le chef se prive d’un feedback précieux pour améliorer sa prestation.

    Dans d’autres contextes, la prise de parole peut être durement pénalisée. C’est évidemment le cas dans les régimes dictatoriaux et à un moindre degré dans certaines organisations. Beaucoup d’entre elles ne veulent objectivement pas de prise de parole malgré leurs affirmations. Ainsi ce consultant me racontait qu’un de ses clients menait des sondages très réguliers sur l’ambiance de ses collaborateurs, et que ces sondages étaient anonymes. Le fait que ces sondages soient anonymes, lui fis-je remarquer, ne dit-il pas tout ? Ne faut-il pas implicitement reconnaître qu’il y a un risque à parler pour garantir l’anonymat ? C’est pour cela que la défection est plus intéressante.

    La défection est plus intéressante

    Elle l’est d’autant plus que depuis quelques années, les portes de sortie se sont développées.

    Désormais, changer d’employeur n’est plus vu comme une tare. On peut également rejoindre une startup ou se lancer comme indépendant. En résumé, le grand changement de ces dernières années est que les bons éléments disposent désormais de nouvelles options à la fois faiblement risquées et potentiellement très intéressantes. Le coût de prise de parole reste élevé tandis que le risque lié à la défection diminue, et son gain potentiel augmente. Pas étonnant que le « quiet quitting » ait le vent en poupe.

    Mais on ne peut pas toujours partir facilement, comme dans un restaurant. Certains employés insatisfaits auront du mal à trouver un autre emploi. Le risque peut être d’autant plus élevé qu’ils ont par ailleurs des contraintes financières (prêt immobilier par exemple). Quand on n’est pas un « bon élément » (au sens où on trouverait facilement autre chose), on reste coincé dans une organisation non performante. On ne peut pas prendre la parole car c’est trop risqué et on ne peut pas partir car c’est également trop risqué. Pas étonnant qu’il s’en déduise une forte frustration et une aliénation vis-à-vis de l’organisation : on voit celle-ci à la fois comme la cause de sa misère et comme une bouée de sauvetage.

    Le cercle vicieux du quiet quitting et du déclin de l’organisation

    C’est ainsi que se met en place un cercle vicieux très dommageable pour l’organisation.

    À tout moment, il existe un niveau de performance acceptable pour les membres. Si ce niveau baisse, les plus performants deviennent insatisfaits. Ils ont alors deux options : prendre la parole ou partir. Si le coût de prise de parole est jugé élevé, cette option est abandonnée et ils partent. Privée de ses meilleurs éléments, l’organisation voit à nouveau son niveau de performance baisser d’un cran.

    Cette baisse de performance rend insatisfaite une nouvelle cohorte de membres, les plus performants après le départ des précédents et le cycle se répète. Il s’accélère même car rapidement ne restent que ceux qui ne peuvent pas aller ailleurs. Les meilleurs éléments sont partis depuis longtemps. La probabilité qu’il y ait prise de parole diminue avec le temps et donc la possibilité pour l’organisation de réagir aussi. Elle est prise dans une spirale de déclin, elle se vide littéralement de sa substance. Chaque cycle rend plus difficile son redressement.

    Ce qui était au début un problème de ressources humaines est devenu un problème stratégique, mais lorsque la prise de conscience de la nature stratégique du problème se produit, il est généralement trop tard.

    Briser le cercle vicieux

    Un cercle vicieux est par définition difficile à briser. Au bout d’un moment, ceux qui restent ne sont ni disposés ni capables de prendre la parole de façon constructive. Ceux qui le pouvaient sont partis.

    Pour la direction générale la seule façon pour s’en sortir est de recréer un contexte pour ce faire. Il faut agir de façon déterminée pour que la prise de parole redevienne possible et intéressante. Elle doit s’engager de façon crédible et cet engagement doit être la base du recrutement de nouveaux employés qui s’inscriront dans cette posture de vérité, et en priorité des leaders.

    « Il n’est de richesse que d’hommes » disait Jean Bodin . Les stratèges feraient bien de ne pas oublier cette leçon de sagesse.

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      Comment repérer les mauvaises entreprises ?

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 12 March, 2023 - 04:00 · 3 minutes

    Les mauvaises entreprises font peur. On ne veut pas y travailler . On ne veut pas y investir. On ne veut même pas leur acheter quoi que ce soit. Mais comment les repérer ? Il existe deux visions antagonistes. Mais quelques indices convergents.

    Deux écoles de pensée incompatibles

    Qu’est-ce qu’une mauvaise entreprise ? Il existe deux écoles de pensées, incompatibles :

    Première école de pensée : une mauvaise entreprise est une entreprise qui…

    • Ne fait pas assez de bénéfices
    • N’optimise pas assez fiscalement
    • Ne met pas assez la pression sur ses fournisseurs
    • Ne gruge pas assez ses clients
    • Ne fait pas assez travailler ses salariés

    Deuxième école de pensée : une mauvaise entreprise est une entreprise qui…

    • Fait trop de bénéfices
    • Optimise trop fiscalement
    • Met trop de pression sur ses fournisseurs
    • Gruge trop ses clients
    • Fait trop travailler ses salariés

    Ces deux écoles de pensée ont des visions antagonistes du meilleur des mondes. Les deux voient la même chose et sont d’accord sur ce qu’elles voient. C’est juste qu’elles n’ont pas les mêmes attentes : quand l’une est déçue, l’autre est satisfaite. Quand l’une a trop, c’est parce que l’autre n’a pas assez.

    Aux extrêmes de ces deux écoles de pensée, il existe même des visions irréconciliables.

    La mouche du coche et l’homoncule

    À l’un des extrêmes, on estimera que le salarié se prend pour la mouche du coche, il croit savoir quelle est la bonne direction à prendre alors qu’il ne sait même pas où il se trouve, un genre de yakafocon qui n’a rien compris aux subtilités de la vie économique et ferait mieux de retourner bosser plutôt que d’errer à la machine à café.

    À l’autre extrême, on estimera que le boss se prend pour un homoncule, regardant les acteurs jouer la pièce tragicomique qu’il a écrite pour eux, et qui le soir rentre chez lui pour se goberger autour du triclinium en compagnie de ses amis. Et tout ça sur le dos de ceux qui travaillent vraiment et qui se font enfumer.

    Ces deux extrêmes ont donc eux aussi une vision très précise de ce qui caractérise une mauvaise entreprise. L’évidence leur saute aux yeux et paralyse la démonstration. Sauf que cette évidence n’est pas la même pour les deux. A priori, tout débat constructif entre les deux parties semble un défi impossible à relever. On ne le relèvera pas.

    Mais tout n’est pas perdu.

    Car il existe bien quelques indices susceptibles de rabibocher tout le monde. Comme des prodromes trahissant la mauvaise santé d’une entreprise, incontestablement, comme si l’expertise et la contrexpertise livraient alors la même conclusion. Ces indices n’ont rien à voir avec une analyse obéissant aux critères financiers ou extrafinanciers traditionnels. Ils n’ont rien à voir non plus avec les critères plus exotiques identifiés par la recherche académique et susceptibles d’identifier les entreprises qu’il ne faut surtout pas détenir dans son portefeuille d’actions.

    Non, ces critères sont beaucoup plus simples et parlent à tout le monde, je crois.

    Une mauvaise entreprise se caractérise par

    • Cuvettes des toilettes dégueulasses dès 10 heures du matin
    • Ratio têtes de cons croisées dans les couloirs/têtes croisées
    • Ratio décisions débiles/décisions nécessaires
    • Ratio tâches insignifiantes/tâches nécessaires
    • Ratio mails reçus/mails utiles
    • J’ai une idée, pas deux
    • Nombre de comités qui se terminent en étant moins informé qu’au début
    • Sensation du tapis roulant ou pédaler dans le vide
    • Word et excel mettent deux plombes à s’ouvrir
    • Ça sent la cantoche à l’entrée dès 9 heures du matin
    • « Cette année est difficile, mais l’année prochaine sera meilleure »

    Tous ces critères réunis donnent une forme de « mauvaise haleine » à l’entreprise, qu’on n’a donc pas forcément envie de croiser dans l’ascenseur ou avec qui on souhaiterait engager une conversation.

    «… Les façades […] exhalaient une chaleur lourde de serre chaude […]toujours brisées par les cris et les clameurs sans fin, par le bourdonnement et le grondement de la bête collective en train de respirer, elle ne cessait pas d’être immobile : […] c’était l’haleine de la ville, unique et lourde exhalaison de la vie resserrée entre des blocs de pierre, et sa fausse vitalité putride, humus de l’existence, proche de la décomposition… » La mort de Virgile – Ermann Broch

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      L’entreprise en déclin et son double imaginaire

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 11 March, 2023 - 03:40 · 7 minutes

    Les entreprises en déclin ont tendance à créer un double imaginaire dans lequel elles s’enferment. Ce double, c’est elles-mêmes mais en version idéalisée. C’est un masque qu’elles créent pour se cacher et s’affranchir d’une réalité qu’elles refusent, laissant le monde se construire sans elles, voire contre elles. La dissolution de ce double, c’est-à-dire l’acceptation de la réalité aussi déplaisante qu’elle soit, est un préalable à tout redressement. Une bonne illustration en est fournie par le redressement d’Apple en 1997.

    En août 1996, Apple annonce qu’elle abandonne son projet de système d’exploitation de nouvelle génération Copeland . C’est un échec majeur, un peu comme si Renault annonçait être incapable de créer un nouveau moteur. Cet échec conclut un long déclin amorcé quelques années plus tôt. Il s’est accéléré en 1995 lorsque Microsoft a lancé Windows 95, qui rend un PC presque aussi facile à utiliser qu’un Macintosh. Windows 95 annule l’avantage d’ Apple , dont les produits restent pourtant beaucoup plus cher. L’entreprise, qui a quasiment inventé l’ordinateur personnel avec l’Apple II en 1977, connu une croissance fulgurante dans les années 1980, puis révolutionné le secteur avec le Macintosh en 1984, est exsangue. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. L’hebdomadaire BusinessWeek rédige sa nécrologie et titre « The Fall of an American icon » (la chute d’une icône américaine).

    C’est une époque pénible pour les fans de la marque. En pleine perte de vitesse, avec des produits obsolètes, et aucune stratégie, Apple se recentre sur le carré de fidèles qu’elle essaie de garder mobilisés. Elle demande à Guy Kawazaki, un de ses responsables marketing, d’animer une équipe chargée « d’évangéliser ses produits » ; dans les faits, de harceler les journalistes qui critiquent Apple. L’affaire tourne à la religion. C’est un combat entre le bien (Apple) et le mal (IBM, Microsoft, le reste du monde). Les gens préfèrent acheter un PC ? C’est qu’ils sont stupides. Un article critique ? Le journaliste nous est hostile, ou il n’y connaît rien. Un développeur de logiciels passe sur PC ? C’est un traître. La moindre bonne nouvelle, si insignifiante soit-elle (un acteur de troisième zone a déclaré qu’il avait un Mac) est montée en épingle, tandis que les mauvaises nouvelles sont balayées ou ignorées. Discuter avec un fan d’Apple à cette époque, c’est se trouver face à un idéologue, qui plus est désespéré, et donc d’autant plus intransigeant.

    Apple s’enferme dans une bulle avec son dernier carré de fidèles alors que le navire coule. L’aveuglement est rationalisé. L’entreprise n’est plus elle-même, elle s’est créée un double et vit dans un monde parallèle. Mais elle est finalement rattrapée par la réalité. Pour reprendre l’expression du philosophe Clément Rosset , le double finit toujours par se dissiper à l’orée du réel. L’orée du réel, pour Apple, c’est l’échec de Copeland. Impossible de vendre un ordinateur sans système d’exploitation. Le roi est nu, et désormais tout le monde le sait et le dit.

    Le retour de Steve Jobs

    L’entreprise tente un coup de poker en rachetant Next, une entreprise qui a créé un système d’exploitation moderne, mais sans succès commercial.

    Or Next a été créée par Steve Jobs , par ailleurs cofondateur… d’Apple et viré sans ménagement en 1985. C’est donc le retour du fils prodigue. Officiellement, Jobs n’est que conseiller du PDG Gil Amelio, mais personne n’est dupe. C’est lui qui tire les ficelles, et il remplacera rapidement le pauvre Amelio, totalement dépassé par la situation. Le jeu favori de la Silicon Valley à l’époque est de deviner quelle sera la stratégie de Jobs pour relancer Apple. Les tribunes et articles de presse se multiplient (nous sommes avant Twitter et les réseaux sociaux) avec de doctes experts qui y vont de leur avis sur tel ou tel marché qu’Apple devrait « disrupter » ou sur la stratégie d’innovation que l’entreprise devrait développer. Jobs va déjouer tous leurs pronostics. Sans qu’il le formule ainsi, son action initiale va consister à dissoudre le double à tous les niveaux, à la fois par les décisions qu’il prend et par le discours qu’il tient.

    Un épisode important permet de comprendre son approche. Nous sommes en mai 1997, après que ses premières décisions ont sauvé l’entreprise, du moins pour l’instant. L’occasion est la conférence des développeurs Apple. Elle réunit ceux qui créent et commercialisent des logiciels pour Macintosh. Autant dire que ce groupe est sinistré. Les développeurs sont les premières victimes du déclin d’Apple. Lorsque Jobs prend la parole, l’ambiance est pour le moins tendue.

    La dissolution du double

    Il ouvre le bal des questions, et la première fuse : « Qu’en est-il d’OpenDoc ? »

    OpenDoc était un projet très ambitieux de format universel de documents, un équivalent de PDF. Apple avait fait de son développement un élément central de sa stratégie et avait demandé à tous les développeurs de l’intégrer dans leurs projets, ce qui représentait un investissement important.

    À son arrivée, Jobs avait annulé le projet, à la grande fureur des développeurs. La réponse de Jobs est fascinante. Il explique qu’avec OpenDoc, Apple voulait imposer un standard, ce qui était irréaliste étant donné sa faible influence sur le marché. C’était un exemple parmi tant d’autres montrant combien Apple était déconnecté de la réalité et se berçait d’illusions. La simple observation des faits – OpenDoc était une bonne idée mais reposait sur de mauvais choix techniques et Apple n’avait aucune chance de réussir à l’imposer au reste du monde – montrait qu’il fallait abandonner le projet. Mais l’observation des faits n’était pas le fort d’Apple à cette époque. Ce que Jobs impose, c’est un principe de réalité. Cette réalité n’est peut-être pas plaisante, mais c’est à partir d’elle qu’on peut reconstruire quelque chose. Cessons de nous mentir à nous-mêmes et de mentir aux autres. À ce stade, il n’a pas vraiment de stratégie et encore moins de vision. Mais il sait que rien ne pourra être construit sur l’illusion ; il faut commencer par dissoudre le double et retourner dans le réel.

    Compte tenu de la situation, il estime qu’Apple doit se focaliser sur ce qui est important.

    C’est pour cela qu’il a commencé par annuler des produits et des projets avant d’en créer de nouveaux. Il ajoute : « La focalisation, c’est dire non. Et vous devez continuer à dire non, non, non. Et quand vous dites non, vous faites chier (sic) les gens et ils vont vider leur sac dans le San José Mercury New [le journal de la Silicon Valley] en écrivant des articles de merde (sic) sur vous ».

    Il ajoute :

    « Depuis plusieurs mois, Apple a pris des coups de manière très injuste dans la presse, mais les a pris comme un adulte, je dois dire, et je suis fier de ça. Mais nous devons simplement garder nos yeux fixés sur le trophée, avancer un pas après l’autre, et ne pas nous laisser distraire. Nous expliquerons ce que nous faisons du mieux que nous pourrons, et la presse et le cours de l’action prendront soin d’eux-mêmes. »

    Là encore, un principe de réalité. Concentrons-nous sur l’essentiel – faire de bons produits avec nos partenaires.

    La vérité, condition préalable du redressement

    Aucune entreprise ne peut être redressée tant que le management et les collaborateurs continuent à vivre au travers d’un double, se berçant d’illusion et se coupant de la réalité.

    Comme Apple, elle peut attendre la catastrophe pour réagir et celle-ci ne manque jamais de finir par arriver. Mais elle peut aussi, et c’est évidemment préférable, dissoudre le double par elle-même. Ce n’est pas facile, et c’est pourquoi cela nécessite souvent un changement de dirigeant, mais c’est indispensable car à la fin, c’est toujours la réalité qui gagne.

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      En incertitude, faut-il garder le cap ?

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 6 March, 2023 - 03:40 · 6 minutes

    Nombreuses sont les organisations qui cherchent leur voie dans un monde marqué par l’incertitude. Existe-t-il des règles à appliquer pour ne pas se perdre et traverser la période sans trop de dommage ? Des principes de management systématiques ? on le souhaiterait tous mais malheureusement ce n’est pas le cas. Ainsi, pour évidente qu’elle semble être, l’idée qu’il faille garder le cap est trompeuse.

    Cette grande entreprise française a fait intervenir un amiral pour parler d’incertitude.

    Le thème de son intervention : « En incertitude, il faut garder le cap. »

    C’est très séduisant et ça paraît fort logique. Quand ça tangue, quand le doute s’installe, il faut serrer les voiles et ne pas dévier de la trajectoire même si on se prend des vagues. Sauf que garder le cap est une métaphore de marin. Elle fonctionne bien pour la mer où la tempête peut semer le doute, dérouter le bateau et contrarier les plans, mais où l’objectif ne change pas : si vous avez 3000 containers à livrer à Los Angeles, il faut rallier le port même si la route pour ce faire doit changer. Il est hors de question de les livrer à Anvers à cause de la météo. On conçoit que changer de destination au beau milieu du trajet n’est pas une bonne idée. Plus fondamentalement, la géographie ne change pas : il y a toujours un océan à traverser et un port à rejoindre. Les deux sont connus. C’est la façon dont le premier va être traversé pour rejoindre le second qui va varier selon les circonstances.

    Un mode de pensée causal

    Cette idée de cap à garder reflète un modèle de décision dit « causal ».

    Dans ce modèle, la décision consiste à définir un but ambitieux (le cap) puis à déterminer ensuite les moyens nécessaires pour l’atteindre (le navire, la route). Par exemple, si je veux faire des frites, j’ai besoin de pommes de terre. Si je veux lancer un nouveau produit, je dois le concevoir, puis le fabriquer et enfin le distribuer. Ce mode fonctionne lorsque le cap est aisé à définir et ne change pas selon les circonstances.

    Cependant, le propre de l’incertitude est que le futur n’existe pas encore et est imprévisible. Il ne consiste pas en une route connue et cartographiée. Au contraire, la route est à créer et l’objectif est très difficile à déterminer. En outre, il peut devoir changer radicalement selon les circonstances. Qui aurait ainsi songé à garder le cap en mars 2020, lorsque le confinement a été soudainement décidé ? Au contraire, tous les caps ont été redéfinis. Ils l’ont été à partir d’une situation totalement inattendue. Imagine-t-on une organisation décidant de garder le cap, conservant tous ses plans en espérant triompher de l’adversité par sa seule volonté ? Cela aurait tenu bien plus de l’aveuglement que de la détermination.

    L’impératif de garder le cap traduit également un jugement moral.

    Garder le cap, c’est faire preuve de détermination tandis que ne pas le garder, c’est faire preuve de faiblesse. Sauf que changer de cap quand le premier n’est plus atteignable, ce n’est pas faire preuve de faiblesse. Au contraire, c’est une preuve de pragmatisme. C’est celui du gouvernement français qui en avril 2020 reconnaît toute honte bue qu’il est incapable de gérer les masques et laisse la grande distribution le faire, avec le succès que l’on sait (dix jours après, tout le monde a des masques). Même Lénine, pourtant idéologue féroce, a assoupli sa politique économique en lançant la NEP après les résultats catastrophiques de la première collectivisation. Pour rester dans la métaphore de la marine, peut-être que John Smith, le capitaine du Titanic, aurait dû modifier son cap quand il a été informé de la présence d’icebergs sur son passage…

    Changer de cap, c’est très difficile. Il faut en faire le deuil et en déterminer un nouveau, parfois sous la pression des événements défavorables. Il faut convaincre les troupes et les parties prenantes impliquées de changer. C’est précisément un acte de leadership que d’être capable de le faire : reconnaître l’impasse, l’accepter, déterminer un cap nouveau et s’organiser pour l’atteindre. C’est d’autant plus difficile lorsque le nouveau cap est loin d’être idéal, lorsqu’il faut remplacer un objectif ambitieux par un objectif qui l’est beaucoup moins parce qu’on n’a pas le choix. Les idéalistes installés dans les tribunes ne manquent pas de crier à la trahison et les moralistes au manque de détermination. C’est la malédiction des pragmatistes.

    Garder le cap est d’autant plus séduisant qu’il existe des contre-exemples réussis. Des situations où le cap a été gardé malgré des passages très difficiles. C’est George Washington qui va de défaite en défaite face aux Anglais avant de triompher dans la dernière ligne droite. C’est le projet Nespresso qui met 21 ans avant de réussir. Vingt-et-un années durant lesquelles les problèmes se sont succédé. Les études de marché étaient négatives et les deux premiers lancements ont été des échecs cuisants. Ce n’est qu’au troisième essai que le produit a décollé. Vingt-et-un années durant lesquelles, effectivement, l’équipe a gardé le cap.

    On peut tirer deux conclusions de ces exemples.

    La première conclusion c’est qu’il n’y a pas de règle ni de principe absolu. On ne peut dire ni « Toujours garder le cap quoi qu’il arrive », ni « Changer de cap dès que ça devient difficile». Chaque situation est spécifique. La stratégie est le domaine de l’ idiotès des Grecs, c’est-à-dire de la situation particulière qui n’entre dans aucune norme, dans aucune case et qui se montre rétive aux généralisations. L’ idiotès est le cauchemar des auteurs de manuels, des vendeurs de recettes et des idéologues. C’est d’ailleurs vrai aussi dans le domaine militaire. De Gaulle écrivait ainsi : « Apprécier les circonstances dans chaque cas particulier, tel est donc le rôle essentiel du chef… » Notre amiral devrait se méfier.

    La seconde conclusion est qu’il faut être prudent lorsque l’on transpose une notion d’un champ à l’autre et se méfier des métaphores. Piloter un bateau, ce n’est pas diriger une entreprise. Cela vaut également pour les métaphores guerrières appliquées au monde économique, prononcées souvent comme des évidences, comme « guerre économique ». En économie, les deux parties peuvent être gagnantes, pour ne prendre qu’une des différences entre la guerre et l’économie.

    La dimension créative

    La grande leçon de l’entrepreneuriat au travers des travaux de l’ effectuation est que les entrepreneurs tirent parti de l’incertitude pour créer de nouveaux produits, de nouvelles organisations et de nouveaux marchés qu’ils n’avaient pas anticipés initialement.

    Alors que le mode causal part d’un objectif pour déterminer les moyens de l’atteindre, ils mobilisent un mode effectual dans lequel les objectifs émergent des moyens disponibles. Autrement dit, le cap émerge progressivement de leurs actions.

    Après la citation ci-dessus, De Gaulle ajoutait d’ailleurs : « C’est sur les contingences qu’il faut construire l’action ».

    Plutôt que rester accroché à un cap que l’on maintient obstinément alors que les circonstances l’ont rendu obsolète ou inaccessible, l’action en incertitude consiste donc à tirer parti des circonstances changeantes pour agir de façon créative. En incertitude, il ne faut donc pas tant garder le cap qu’en faire émerger un original.

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      Faut-il recruter des profils atypiques pour encourager l’innovation ?

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 24 February, 2023 - 03:50 · 7 minutes

    Recruter des profils atypiques pour encourager l’innovation, cela semble logique : l’homogénéité de son corps social est un danger mortel pour une organisation dans un monde qui change rapidement. Enfermée dans un modèle unique qui fonctionne comme des œillères, celle-ci est en proie aux surprises stratégiques, incapable de voir le monde qui change. Logique donc, mais ça ne marchera pas car ils se heurteront aux modèles mentaux de l’organisation. Encore une de ces fausses bonnes idées qui coûtent cher à nos organisations.

    L’un de mes amis a travaillé chez un grand constructeur automobile allemand. Il me racontait que les ingénieurs recrutés par la firme à la sortie de l’école arrivaient la tête pleine d’idées mais qu’au bout de six mois, ils étaient entrés dans le cadre. « La lumière s’est éteinte en eux. » Ils resteront certainement de bons ingénieurs et l’entreprise est très performante, mais seront bien dans le cadre et plus du tout atypiques. Car s’obstiner à rester atypique c’est perturber le fonctionnement du groupe et s’exposer tôt ou tard à un rejet du corps social. S’il veut rester dans l’organisation et y faire carrière, il a tout intérêt à se conformer. Il peut bien se dire que c’est pour mieux contribuer de façon atypique plus tard, mais c’est une illusion. Une lumière éteinte se rallume difficilement quelques années après lorsqu’on a basé sa réussite sur le conformisme.

    Le profil atypique se heurte aux modèles mentaux

    Car un nouveau recruté arrive dans une organisation qui a ses propres modèles mentaux .

    Ces modèles traduisent la façon dont elle voit le monde et dont, pour simplifier, elle définit sa façon de créer de la valeur. Plus l’organisation a connu le succès, plus ces modèles sont ancrés, invisibles et considérés comme évidents, comme l’eau pour le poisson. Le conformisme est simplement le nom péjoratif que l’on donne au respect de ces modèles qui, pourtant, explique le succès jusque-là. Logiquement, un profil atypique, autrement dit qui vient avec des modèles mentaux différents, suscitera une réaction immunitaire au sens où l’organisation va se sentir mise en danger. Il n’y a aucune chance que le nouveau venu les fasse évoluer par lui-même.

    Les deux options rationnelles pour lui sont alors soit de se conformer, soit de partir. Le premier choix a été dominant pendant très longtemps tant les avantages d’un travail dans une grande entreprise (sécurité, prestige, etc.) étaient grands. Mais le développement de nouvelles alternatives socialement prestigieuses, comme travailler dans une startup, et les évolutions de valeurs, font que de moins en moins d’employés acceptent de se conformer et préfèrent partir, voire de ne même pas postuler. Cette puissance des modèles mentaux explique pourquoi le recrutement de profils atypiques pour renouveler l’organisation et la rendre plus innovante est une fausse bonne idée. Toute stratégie de diversité basée sur cette croyance est vouée à l’échec.

    Cette difficulté à s’appuyer sur des profils atypiques concerne également les équipes. C’est en particulier vrai dans les nouveaux domaines (RSE) ou les nouvelles technologies (IA, digital) qui souvent réclament non seulement des compétences nouvelles mais des modèles mentaux différents, c’est-à-dire des croyances différentes sur des aspects fondamentaux de l’activité de l’organisation.

    Un bon exemple est celui de cette grande entreprise française qui a voulu, il y a quelques années, miser sur le big data . Prenant le train en marche assez tard, elle décide de frapper fort et recrute à prix d’or une équipe d’ingénieurs. Pour bien souligner l’importance du projet, elle installe cette équipe dans son siège social, situé dans un beau quartier de Paris. La direction générale a été claire : il s’agit de changer la culture de l’entreprise pour qu’elle soit plus « pilotée par la data » (sic). Deux ans plus tard, le projet est abandonné, l’équipe dissoute et la perte sera de plusieurs dizaines de millions d’euros. Que s’est-il passé ? Là encore, un choc de modèles mentaux et une réaction immunitaire du corps social.

    L’organisation se retrouve en effet dans une situation paradoxale : les nouveaux atypiques sont encensés par la direction générale qui leur accorde un grand prestige (meilleurs bureaux, gros budgets, salaires élevés, privilèges) pour s’assurer de la réussite du projet, tandis que les anciens sont implicitement présentés comme ringards.

    Or, et sans doute pour longtemps, ce sont eux qui font vivre l’organisation et en assurent le fonctionnement au quotidien. Ce sont eux qui financent les nouveaux. Pas étonnant que le ressentiment gagne et que la greffe ne prenne pas. Cet échec tient aussi à des situations que l’on pourra considérer comme anecdotiques, mais à tort. Imaginez la cafétéria le midi : les anciens, soignés et avec des habits de marque y croisent des jeunes en jean, cheveux longs, piercing et tatouages. Les deux tribus se regardent consternées l’une par l’autre. « Les barbares sont parmi nous », murmurent les premiers. « Les ringards n’ont honte de rien » se disent les seconds. Chacun est enfermé dans son modèle et tout le monde est perdant. C’est dans le réel que se noient les stratégies les plus sincères.

    Recruter des profils atypiques est risqué

    Le dilemme est le plus marquant au niveau du manager. La RH le presse de recruter des profils atypiques. Supposons qu’il y soit tout à fait favorable, bien conscient de la nécessité d’apporter un peu d’oxygène dans son équipe. Il a donc en face de lui un candidat atypique. Celui-ci est arrivé en retard et en jean. Il pose son téléphone sur la table au début de l’entretien. En bref, il viole d’entrée de jeu une série de codes que le manager considère pourtant comme évidents. Mais bon, celui-ci persévère. La RH l’a prévenu : ne vous laissez pas égarer par les apparences, le fond est bon. Sauf que. Le manager a une équipe à gérer. Il est responsable de son bon fonctionnement. Il va donc devoir mettre en balance, d’une part, le souhait sincère d’avoir un peu plus de profils atypiques et d’autre part, l’impératif de fonctionnement de l’équipe. Or, c’est sur ce dernier critère qu’il est évalué. Il sait que la moindre performance de son équipe sera sanctionnée collectivement. Il va donc rationnellement résister au recrutement du profil atypique. Ce qui se passe ici est que la direction générale, via la RH, a déterminé un objectif dont elle n’assume en pratique pas la responsabilité. Elle fait porter au manager le coût et le risque d’un recrutement de profil atypique. Autrement dit, elle se défausse sur lui.

    Si la direction générale estime important de diversifier le corps social avec des profils atypiques, elle doit assumer le coût et le risque associés et déterminer des dispositifs de management appropriés pour que son intention soit effectivement traduite dans les faits sur le terrain. Comme je le suggère dans mon ouvrage Petites victoires , une façon de faire serait pour elle de commencer par travailler avec quelques managers volontaires et s’engager auprès d’eux à accepter des performances moindres et à fournir un accompagnement du nouveau salarié et du manager pour s’assurer que les choses se passent bien.

    Pour innover, c’est l’organisation qui doit devenir atypique

    Si pour être plus innovant la diversification du corps social est une nécessité évidente dans un monde complexe et en changement rapide, elle ne doit pas être faite de manière naïve.

    Il ne s’agit pas tant de recruter des profils atypiques que de faire en sorte que l’organisation puisse penser et agir de manière atypique, c’est-à-dire se libérer de ses modèles mentaux. Il doit s’agir d’un effort collectif et systémique dans lequel l’engagement de la direction générale est indispensable. Se contenter de recruter des profils atypiques permettra sans doute de se donner bonne conscience mais ne mènera nulle part.

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      La (difficile) réponse à une rupture de l’acteur en place : Google et ChatGPT

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 16 February, 2023 - 03:40 · 6 minutes

    Quelques semaines seulement après le lancement en fanfare de ChatGPT, Google a donc lancé sa propre solution, baptisée Bard . Une réponse aussi rapide d’un acteur en place menacé par une rupture n’est pas une surprise. Pour autant, est-elle rassurante quant à la capacité de Google à réussir à préserver sa position de leader dans son marché ? Rien n’est moins sûr.

    Au regard de l’histoire de l’innovation, il n’est pas surprenant que Google ait répondu aussi rapidement à ChatGPT . L’acteur en place répond presque toujours à une rupture. Il est d’ailleurs rare qu’il n’en soit pas conscient. Le fabricant de caisses enregistreuses mécaniques NCR, totalement pris par surprise en 1971 par l’apparition du transistor, est une exception notable. Kodak n’ignorait rien de la rupture numérique dans la photo. Et pour cause : c’est Kodak qui avait inventé le premier appareil photo numérique en 1975, et a introduit des produits sur le marché dès 1991. Nokia avait une équipe qui travaillait sur des smartphones et maîtrisait les écrans tactiles. Les compagnies aériennes ont presque toutes essayé de répondre au low cost .

    La réponse de Google lui permettra-t-elle de réussir à préserver sa position de leader dans son marché ? Pour répondre, il faut considérer la théorie de la rupture de Clayton Christensen, résumée en l’expression Dilemme de l’innovateur .

    Comme je l’indiquais dans mon article précédent , la théorie prévoit que la réponse de l’acteur en place va être contrainte par plusieurs facteurs.

    1. La crainte que la réponse ne compromette l’activité historique
    2. La crainte que la réponse ne pose pas de problème réputationnel à l’entreprise (pour Google, ce serait le cas si Bard commençait à donner des réponses racistes par exemple, comme ce fut le cas pour la solution de Microsoft en 2016)
    3. Le problème de la performance initiale de la technologie de rupture

    L’enjeu de la performance initiale de la technologie de rupture

    Typiquement, une technologie de rupture tend à être moins performante que la technologie historique, du moins au début.

    À la fin des années 1990 les premières communications téléphoniques par Internet étaient de qualité médiocre. Un client professionnel ne pouvait pas les utiliser. Rationnellement, les opérateurs télécom de l’époque – dont les professionnels étaient les clients les plus rentables – ont donc rejeté la téléphonie Internet et ont laissé la place à des nouveaux acteurs comme Skype. Si elle est moins performante sur le critère principal, ici la qualité, la technologie de rupture introduit néanmoins de nouveaux critères où elle est supérieure. Pour la téléphonie Internet, c’était bien évidemment le prix, puisque c’était quasi gratuit.

    La question qui se pose alors c’est d’identifier les utilisateurs qui acceptent une qualité médiocre parce qu’ils valorisent davantage la gratuité. On l’a vu, ce ne sont pas les professionnels. Ils peuvent se payer les communications internationales et la qualité est primordiale pour eux. On imagine sans peine que ceux qui sont séduits par la gratuité au prix d’une qualité médiocre sont les particuliers, les étudiants loin de leur famille, par exemple. Pour eux, c’est la téléphonie Internet, ou pas de communication avec leur famille. Autrement dit, la qualité, bien que médiocre, est suffisante pour eux (mais pas pour les professionnels, qui la refusent donc).

    L’acteur en place répond toujours… (Source : Google)

    Cela montre quelque chose de tout à fait fondamental dans la théorie de la rupture, sur laquelle Christensen insistait beaucoup : la technologie de rupture concurrence ce qu’on appelle la non-consommation . Elle va séduire ceux qui n’étaient pas consommateurs de la technologie historique. Ainsi, les premières compagnies low-cost n’ont pas pris de clients aux compagnies aériennes classiques mais aux lignes de bus. Avant elles, un voyageur avait le choix entre lent mais pas cher (bus) et rapide mais cher (avion). Le low-cost aérien leur offre rapide et pas cher et ils abandonnent le bus immédiatement. De même on s’est aperçu que les clients Uber étaient en général des personnes qui ne prenaient pas de taxis, car ceux-ci ne desservaient pas leur quartier.

    La réponse tiède de l’acteur en place

    En résumé, l’acteur en place étant attaqué va très probablement répondre avec sa propre solution (c’est ce qu’a fait Google), mais il ne va pas la pousser.

    D’une part, la majeure partie de ses ressources (financières et humaines) restera consacrée à son activité historique.

    D’autre part, sa réponse va consister à mettre la technologie de rupture au service de son activité historique.

    C’est ainsi qu’en 1996, Kodak a sorti un appareil photo numérique… avec un film ! Ce qui était numérique, c’était la prise de photo, cette dernière étant ensuite enregistrée sur un film. Cette réaction porte un nom : le bourrage ( cramming en anglais). Elle consiste à forcer la technologie de rupture dans le modèle d’affaire existant plutôt que de créer un nouveau modèle d’affaires autour de la technologie. Le bourrage a pour effet de rogner tout ce qui « dépasse » en quelque sorte, c’est-à-dire tous les aspects de rupture, pour mettre la technologie en continuité avec le modèle existant. Elle cesse ainsi d’être disruptive.

    Pour que la technologie de rupture devienne une véritable source de croissance, il faut donc qu’elle aille chercher des non-consommateurs, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas contrainte de servir uniquement le modèle historique. Dans le cas de Bard, il faudrait que Google crée une nouvelle filiale autonome ayant un mandat entrepreneurial propre, quitte à ce que cela concurrence l’activité de recherche historique. Autant dire que cela est peu probable, le risque étant trop important compte tenu des enjeux considérables (plus de 200 milliards de dollars de chiffre d’affaires).

    L’enjeu de la substituabilité

    L’acteur en place qui est disrupté n’est cependant pas facilement identifiable a priori .

    Deezer et les sites de rencontres ont disrupté les boîtes de nuit, mais qui aurait pu le prédire ? Ce n’était pas leur intention en tout cas. Il peut arriver que la rupture soit directement substitutive. Ce fut le cas pour Kodak : il y avait substitution complète entre l’argentique et le numérique, alors qu’il n’y avait substitution que partielle entre, par exemple, le DVD et le cinéma, ou entre la radio et la musique. Toute la question pour Google est donc de savoir si les robots conversationnels et le moteur de recherche sont substituables. Si oui, le danger est majeur. Si non, il y a au pire pour Google une perte d’opportunité sur un nouveau marché. La réponse est probablement entre les deux, comme le suggère l’approche de Microsoft qui veut mettre ChatGPT au service de son moteur Bing.

    Le dilemme de l’innovateur montre que si l’acteur en place répond en général à la rupture, il est contraint dans sa réponse pour des raisons tout à fait rationnelles. Il limite le potentiel de la technologie de rupture en la mettant au service de son activité historique, et en continuant à consacrer la majorité de ses ressources à cette dernière. C’est ainsi qu’il laisse le champ libre aux nouveaux entrants qui n’ont pas, eux, ces contraintes. Christensen précise cependant qu’il n’y a aucune fatalité en la matière et que d’autres entreprises ont réussi à échapper au dilemme. Il sera intéressant de voir si Google ajoutera son nom à cette liste.

    Note : J’utilise l’anglicisme ‘disrupter’ car je n’ai pas trouvé de mot français équivalent. Je suis preneur de suggestions (mais SVP pas ‘perturber’).

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      7 erreurs à éviter lors d’une planification de projet

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 16 February, 2023 - 03:30 · 5 minutes

    Par Yasmine Gueldi.

    Quel que soit le domaine d’activité, la mise en place d’un projet doit nécessairement incorporer une phase de planification. Compte tenu de l’immensité de la tâche à accomplir et de l’urgence des délais, cette étape entraîne bien souvent de la frustration et du stress chez les responsables de projet. Cela donne parfois lieu à de nombreux défauts qui peuvent grandement affecter le travail en soi ainsi que les résultats attendus.

    Afin d’éviter, ou de réduire au maximum ce genre de situations, il est important de connaître certaines erreurs à éviter lors de la planification d’un projet.

    En quoi consiste la phase de planification d’un projet ?

    Avant d’aborder les pièges à éviter, une petite piqûre de rappel s’impose. En effet, définir clairement les contours de ce qu’est une planification de projet permet de poser une bonne base pour la suite.

    La planification de projet est la phase au cours de laquelle sont définies toutes les tâches afférentes au projet ainsi que leur charge. Elle permet d’établir une estimation globale du projet au travers de ses différentes étapes, de son exécution jusqu’à sa clôture.

    Cette phase est importante car elle formalise les étapes du projet et leurs diverses implications. Il est alors plus facile de savoir par où commencer et dans quelle direction aller.

    Que faut-il absolument éviter lors de la planification d’un projet ?

    Aucune planification n’est parfaite. Il n’est donc pas possible d’éviter à 100 % les impairs, imprévus ou bévues.

    Cependant, une bonne préparation et l’adoption de certaines règles permettent de réduire considérablement les risques.

    Vouloir être trop perfectionniste

    Il est normal de vouloir établir un planning en bonne et due forme. Cela témoigne du sérieux, du professionnalisme et de l’engouement des parties concernées.

    Néanmoins, il faut faire attention à ne pas sombrer dans le piège du perfectionnisme.

    En effet, le mieux est souvent l’ennemi du bien. Chercher à faire constamment de meilleures modifications ne servira pas forcément au projet. Bien au contraire, cela peut entraîner des retards ou des paralysies.

    De plus, il n’est absolument pas nécessaire d’avoir un planning ultradétaillé avant de lancer le projet. Surtout lorsqu’on sait que le planning est généralement ajusté au cours du projet en fonction de ses hauts et de ses bas.

    Une ébauche comprenant les points importants est largement suffisante pour démarrer la plupart du temps.

    Ne pas correctement définir les responsabilités dès le début

    Lors de phase de planification, il est important de définir les responsabilités de chacun des intervenants à la réalisation du projet. Cela permet de savoir si les tâches sont réalisables dans les délais prévus et si les parties concernées sont aptes à endosser les responsabilités qui leur incombent. La prise en compte de ces éléments est importante, au risque de fausser l’exécution et les résultats attendus.

    En outre, ne pas définir clairement les responsabilités fait que l’équipe va manquer de coordination et très souvent aller dans la mauvaise direction.

    Élaborer individuellement le planning

    Le responsable du projet ne doit en aucun cas tenir compte de sa seule vision pour élaborer le planning. Il doit travailler en étroite collaboration avec toutes les parties concernées afin de produire le plan le plus adapté possible.

    Toutes les parties prenantes sont responsables du succès du projet et doivent donc être associées à l’élaboration du plan.

    De plus, cette démarche évite de produire un planning sur la base d’une vision étriquée.

    Procrastiner constamment

    À l’inverse du perfectionnisme, la procrastination revient plutôt à repousser sans cesse les tâches relatives à l’élaboration du plan.

    Alors, le respect des délais et l’efficacité du travail s’en trouvent alors fortement impactés.

    Conséquemment, il en résulte une paralysie fonctionnelle, au même titre que celle engendrée par le perfectionnisme. Il faut de ce fait absolument éviter de procrastiner.

    Ne pas se servir des ressources à disposition

    Un autre piège très récurrent en phase de planification consiste à vouloir partir de zéro. Grave erreur ! En plus d’être énormément chronophage, la création d’un planning à partir de rien n’est absolument pas efficiente.

    Afin de limiter des efforts inutiles et trop laborieux, il ne faut pas hésiter à se servir de modèles préexistants et d’outils faits pour : tel que le fameux diagramme de Gantt.

    Ne pas définir clairement les objectifs

    Cela peut paraître stupide de prime abord. Pourtant, c’est l’une des erreurs les plus faciles à commettre en planification de projet.

    Premièrement, parce que les objectifs sont souvent confondus au but. Ce qui est un énorme écueil, le but étant le résultat à atteindre sur le long terme et les objectifs l’ensemble des réalisations à court terme permettant de se rapprocher du but. La plupart du temps, on définit le but à atteindre et on le confond aux objectifs. Cela posera un énorme problème lorsqu’il faudra mettre le projet en exécution.

    Deuxièmement, parce que même dans le cas où des objectifs sont définis, cela reste grave s’ils ne le sont pas de manière claire et précise. En effet, il est important de délimiter avec précision le cadre de chaque objectif afin que chacun puisse jouer sa partition.

    Il est difficile de poursuivre un objectif s’il n’y a qu’une idée vague de ce en quoi il consiste.

    Ne pas prévoir une gestion des risques

    Peu importent l’attention et les précautions mises en place dans la préparation et la gestion d’un projet, le risque zéro n’existe pas.

    Il est impossible de tout prévoir et d’assurer avec certitude que le projet ne comporte aucune faille ou ne rencontrera pas de situations imprévues.

    Ainsi, dès la phase de planification, il est important de mettre en place une gestion des risques. Elle devra ensuite être maintenue tout au long du projet car de nouveaux risques apparaîtront à chaque phase.

    À noter que la gestion des risques n’est pas une solution miracle mais elle améliore les chances de réussite du projet en optimisant la prise de décision, la communication et l’anticipation.

    Conclusion

    Mettre en place un projet, c’est d’abord le planifier.

    La planification est donc une phase déterminante dans la gestion d’un projet. Elle le formalise en le passant de ses balbutiements à l’établissement d’un planning clair.

    Cependant, avec tout le travail qu’elle représente, il est également facile de tomber dans certains pièges lors de son exécution. Ils peuvent aller du simple perfectionnisme à l’oubli de la gestion des risques.

    Il est donc important de garder un esprit ouvert, collaboratif et d’analyse lors de cette phase.

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      Fatalité impériale

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 12 February, 2023 - 03:50 · 7 minutes

    Quand on parle des entreprises et des entrepreneurs, on désigne par le mot Empire le réseau des multiples filiales et entreprises d’un chef, souvent le créateur de ce réseau, qui se trouve à la tête d’un patrimoine qui fait parler.

    C’est ainsi que pour parler de LVMH et son PDG Bernard Arnault , on va dire « « l’empire du luxe de Bernard Arnault » . On dira aussi « homme d’affaires redoutable ». Mais on va aussi citer les grands empereurs des affaires comme Howard Hugues ou Henry Ford. Grâce à Orson Welles le cinéma a aussi rendu célèbre l’empire Xanadu du milliardaire Charles Foster Kane dans le film Citizen Kane . À ce niveau on ne parle plus seulement de « l’homme d’affaires » mais d’un personnage qui intervient dans la vie de la cité, tisse un réseau avec les grands de ce monde par-delà les frontières et les nations et nourrit les fantasmes des partisans de la démondialisation, dont il représente le cœur de cible.

    L’Empire dans l’Histoire

    Mais, bien sûr, l’empire, du latin Imperium , c’est d’abord un territoire ou un ensemble de territoires sous la domination d’un même chef appelé Empereur. L’empire, cela sous-entend qu’il y a eu des conquêtes, les territoires ayant été intégrés par des victoires militaires successives, l’ensemble restant sous la domination de l’État originel. L’Empire, avec la majuscule désignera le régime politique monarchique, alors que l’empire, avec la minuscule, désignera la domination territoriale.

    Que ce soit pour les affaires ou les régimes politiques, les empires recèlent en eux une malédiction liée à leur instabilité : alors que l’on considèrera qu’une nation offre une unité de religion, de langue, de mœurs et de souvenirs, on dira une culture, l’Empire est par nature un ensemble construit, sans souvenir historique commun, à part, pour chacun des peuples qui le composent, d’avoir été assujettis ensemble. La malédiction c’est le risque de sécession de certains de ces peuples, de conflits entre eux, d’invasions nouvelles.

    L’Histoire est pleine d’épopées de ce genre qui ont conduit à l’extinction d’empires qui paraissaient immortels. Pour préserver l’Empire, il est nécessaire de constamment affirmer la puissance de l’Empereur, de pratiquer les expéditions punitives nécessaires pour faire un exemple sur les sujets qui seraient tentés d’être indociles. L’Empire sera aussi considéré par ses voisins, et même une partie de ses populations, comme une menace ou un ennemi. C’est ainsi que certains Empires ne durent que quelques années, comme celui d’Alexandre ou de Napoléon, alors que d’autres survivent plus d’un siècle comme les Empires incas ou aztèques, et même près de mille ans pour l’empire byzantin, ou, record du monde, deux mille deux cents ans pour l’Empire chinois.

    Ce temps long n’existe pas dans les mêmes proportions pour les entreprises.

    Mais on y retrouve les mêmes histoires, les bonnes et les moins bonnes, et les sagas familiales, comme la famille Mulliez (Auchan et son empire d’entreprises), ou Arnault avec LVMH. Et ces entrepreneurs qui étendent leur domination par rachats successifs sont les Empereurs des temps modernes .

    La malédiction de l’Empire russe

    Là où la malédiction est la plus actuelle, c’est bien sûr en Russie. C’est le titre du dossier du Figaro Histoire de juin 2022 , « Russie, la malédiction de l’Empire » .

    Car, ainsi que le décrit ce dossier, la Russie n’est pas une nation, mais un empire.

    Toute l’histoire de la Russie est celle d’une expansion du territoire.

    Son origine vient d’une légende, dont on a beaucoup reparlé récemment, forcément, celle de la Chronique des temps passés . Elle conte l’épopée du héros viking Riourik un prince varègue : venu du Nord, en 862 il fonda à Novgorod le premier État slave et en devient le Prince de Novgorod. Vingt ans plus tard, Oleg, un parent de Riourik, descendit le Dniepr avec ses troupes et prit Kiev, qu’il proclama « la mère des villes russes ». Difficile à dire si ce Riourik a jamais existé mais ce petit territoire, la Rus’ de Kiev, va s’agrandir pour devenir, au XI e siècle, sous les règnes de Vladimir Ier et Iaroslav le Sage, le territoire d’Europe le plus étendu. Malheureusement, les problèmes de succession, le morcellement en principautés indépendantes, et les invasions mongoles vont amener cette Rus’ de Kiev à disparaître en 1240. C’est pourtant là-dessus que se fonde le discours politique du Kremlin aujourd’hui pour dire que cette ville de Kiev serait le « berceau national de la Russie ».

    Mais l’expansion de l’Empire va continuer. Hélène Carrère d’Encausse en relate toutes les étapes dans ce dossier très bien exposé du Figaro Histoire , à commencer par Ivan IV, dit le Terrible, qui devient « grand-prince de toute la Rus’ » à la mort de son père Vassili III, en 1533, et est considéré comme le fondateur de l’État russe. En 1547 il se fait couronner tsar selon le rite byzantin et va conquérir les khanats tatars de Kazan et d’Astrakhan, faisant devenir l’Empire des tsars multiethnique et multiconfessionnel.

    Hélène Carrère d’Encausse montre bien ce dédoublement de la Russie à partir de cette époque :

    « D’un côté une Russie centrale aux institutions et aux règles rigides, où la société est fixée dans ses divisions. De l’autre, l’empire naissant dû à une expansion qui ne connaît pas de moments d’arrêt. Les cosaques sont en première ligne et le prix en est la liberté totale qu’ils revendiquent. Dès la fin du siècle, le monde cosaque s’organise ainsi en groupes indépendants, sous la conduite d’un ataman (hetman) ».

    C’est le paradoxe de cette Russie :

    « Plus la frontière s’éloigne de la Russie centrale, plus celle-ci suscite d’oppositions et paraît devoir être protégée. L’Empire assure la protection d’une Russie encore faible, mais il la rend simultanément redoutable à ses voisins, Suède, Pologne, Empire ottoman, qui s’inquiètent de sa progression, ce qui lui impose de développer la puissance et les moyens de l’État ».

    L’expansion ne s’arrête pas, et c’est Alexandre II, le tsar libérateur (empereur de 1855 à 1881, date de son assassinat) qui va pousser l’empire jusqu’en Asie, qui fera de la Russie au XIX e siècle un empire eurasiatique.

    Comme le rapporte Hélène Carrère d’Encausse, c’est Alexandre Soljenitsyne, qui écrira que ce pays, « le plus étendu territorialement au monde, n’a été qu’un assemblage hétéroclite de peuples et de cultures, un espace immense, inutile et incontrôlable. La Russie réelle, le noyau russe, n’a jamais pu l’assimiler. L’empire a perdu la Russie, brisé son identité et sa culture et lui a ôté la possibilité de se moderniser ».

    Cette pratique de l’autocratie expansionniste est bien reprise par Vladimir Poutine aujourd’hui, avec son « opération spéciale » en Ukraine.

    C’est Michel de Jaeghere, dans l’éditorial de ce dossier, qui en donne une interprétation personnelle :

    « On fait pourtant fausse route, il me semble, en attribuant cette décision à sa psychologie, à sa démesure, à sa folie. Elle paraît bien plutôt relever de la fatalité impériale dans laquelle l’histoire a inscrit, depuis quatre siècles, son pays. Sa volonté désespérée de maintenir l’Ukraine dans son orbite, fût-ce au prix de sa destruction, de l’isolement diplomatique et de la ruine de la Russie, obéit à une logique dont il n’était pas le maître, et qui le condamnait en quelque sorte à agir. Vladimir Poutine n’a trouvé à la déstabilisation de l’empire russe d’autre réponse qu’une guerre que, passé l’illusion d’une victoire éclair, il ne peut plus gagner que dans les ruines. Telle est la malédiction de l’empire : il peut tenir les peuples sujets dans un carcan de fer, mais il condamne à ne jamais trouver de repos celui qui exerce sur eux son hégémonie ».

    Y a-t-il une telle fatalité impériale et une malédiction de l’empire qui menacent aussi les stratégies d’expansion des entrepreneurs, avides de territoires nouveaux, sans jamais pouvoir s’arrêter ? Comme condamnés à être des Ivan le Terrible ou Poutine des affaires ?

    Ou pouvons-nous construire des empires en se préservant de ces apparentes fatalités ?

    À chacun de construire l’histoire.

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