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      Inflation tirée par les profits : quand les rapports de force s’invitent dans la hausse des prix

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Tuesday, 29 August, 2023 - 10:13 · 35 minutes

    Depuis quelques mois, les principales institutions internationales, BCE et FMI en tête, sont forcées de reconnaître que l’inflation est en partie tirée par une hausse des taux de profits des entreprises en situation de force. Cette augmentation des prix se fait au détriment du pouvoir d’achat des salariés, auxquels nombre d’acteurs gouvernementaux et médiatiques répondent que l’augmentation des salaires constituerait le principal risque de maintien d’une inflation forte. Sous couvert de pragmatisme, ce discours masque un énième déplacement du partage de la valeur ajoutée au bénéfice du capital, ainsi que la perte de pouvoir de négociation salariales pour les travailleurs entamée depuis plusieurs décennies – signe que la « courbe de Phillips » s’est aplatie. Une évolution que reconnaissent la plupart des institutions internationales… sans changer pour autant d’orientation politique.

    Le 5 juin, dans une célèbre émission en prime time , le ministre de l’économie affirmait : « avant la fin du mois de juin, je publierai la liste de tous les industriels de l’agroalimentaire qui ont joué le jeu et (de ceux …) qui n’ont pas voulu faire baisser les prix de détail alors que les prix de gros baissent ». Chacun sera libre d’évaluer le degré d’exécution de cette mesure. Relevons tout de même qu’elle faisait indirectement référence à un élément d’actualité habituellement très peu mis en avant par le gouvernement : une part non négligeable de l’importance de l’augmentation des prix est purement imputable à celle des profits, une fois les causes « externes » prises en compte – reprise post-Covid, conflit ukrainien, ou encore phénomènes géologiques.

    En effet, la BCE, suivie du FMI, a récemment reconnu que l’inflation était en partie tirée par une augmentation des taux de marge des entreprises, non justifiée par la « part incompressible » liée à l’augmentation des coûts de production. Cette observation détonne avec une crainte mise en avant par nombre d’acteurs politiques et médiatiques : l’inflation risquerait d’être prolongée par les revalorisation des salaires exigée par nombre de salariés et de syndicats, pour faire face à l’augmentation des prix. Face à ces demandes, les entreprises n’auraient en effet pas d’autre choix que d’augmenter les prix, provoquant donc une spirale prix-salaire. Le constat d’un mécanisme inverse, une inflation tirée par les profits, doit éclairer les nouvelles formes que prend le conflit autour du partage des richesses créées.

    La mise en route des mécanismes inflationnistes

    L’inflation est, à tort, souvent réduite au résultat d’une utilisation excessive de la « planche à billet ». Pour comprendre l’inflation présente, il faut examiner – cela paraît évident – le comportement des entreprises et ses causes dans cette hausse des prix. En général, une entreprise cherche a minima à couvrir ses coûts de production 1 . Elle y ajoute ensuite un markup , autrement dit une marge bénéficiaire, le profit, qui sert à financer les investissements internes, à accumuler une trésorerie de sécurité, mais également à rémunérer les propriétaires du capital (dividendes). C’est d’ailleurs le cœur de l’ affectio societatis , la raison juridique de constitution d’une entreprise par des associés dans le Code civil : partager les bénéfices. On peut donc réduire la hausse des prix à trois causes au sein de l’entreprise : faire face à une hausse des coûts de production, produire moins que la demande, et augmenter la marge bénéficiaire, donc la profitabilité.

    les salaires réels ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires.

    Qu’en est-il de l’ inflation qui touche depuis deux ans les pays développés ? Dans un premier temps, l’on trouve un ensemble de contraintes géophysiques sur la production, dépassant le seul conflit russo-ukrainien. En effet, le retour de l’inflation, et notamment celle de l’énergie, a commencé avant même le début du conflit, comme l’illustre l’augmentation des coûts des intrants, en particulier les matières premières et l’énergie. La hausse du prix de l’énergie a été de 56 % entre fin 2019 et février 2022. Concernant le pétrole brut, son prix mondial a doublé entre juin 2020 et février 2022. Le prix mondial du charbon, lui, a triplé entre juin 2020 et septembre 2021. Mais le plus flagrant réside dans la situation du gaz : en Europe, il a été multiplié par 12 entre mai 2020 et décembre 2021, contre 2,6 pour le gaz américain. Cette hausse n’est pas liée comme en 2009 à la spéculation financière, comme elle n’est pas uniquement liée à la guerre en Ukraine et à la gestion du gazoduc Nord Stream 2.

    Elle est d’abord le produit du phénomène qu’est l’effondrement tendanciel des taux de retour sur l’investissement énergétique (EROI, pour Energy Return Over Investment ) 2 : pour dire la chose simplement, il faut désormais de plus en plus d’énergie pour extraire la même quantité de ressources fossiles, les rendant de moins en moins rentables 3 . Ajoutons à ces contraintes géologiques différents incidents majeurs tels que le blocage du canal du Suez en mars 2021, l’incendie dans une usine gazière en Sibérie à l’été 2021, l’ouragan Ida dans les régions productrices de pétrole du golfe du Mexique à la fin de l’été 2021, aux côtés de la reprise économique post-Covid. Tout cela parallèlement à des goulets d’étranglement suite à la sortie du Covid et des confinements, les chaînes d’approvisionnement internationales étant alors encore bien déstabilisées. Bien sûr, le conflit russo-ukrainien a largement amplifié cet état de fait.

    Il faut noter que l’inflation n’a pas touché de manière uniforme les différentes catégories de la population. En cela, sa mesure par l’IPC (indice des prix à la consommation), soit le prix d’un panier de biens et de services censé être représentatif d’une consommation moyenne, est foncièrement réductrice. Cet indicateur ne permet pas d’étudier les inégalités que l’inflation génère entre les individus, produits de structures de consommation différentes : on notera notamment que les ménages les plus pauvres, pour lesquels l’énergie et l’alimentation représentent une proportion plus conséquente du budget, ont été relativement plus touchés 4 , une inflation moyenne de 5 % pouvant cacher une inflation alimentaire et énergétique de 13 %.

    Face à cette baisse du pouvoir d’achat, nombre d’organisations syndicales réclament le retour de « l’échelle mobile », c’est-à-dire de l’indexation des salaires sur l’inflation. Quid , alors, de l’évolution des salaires dans le contexte inflationniste ?

    La spirale prix-salaire : spectre ou épouvantail ?

    Depuis le début de la période inflationniste, une musique récurrente se fait entendre : alléger le poids de l’inflation en indexant les salaires sur la hausse des prix provoquerait un cercle vicieux, une spirale inflationniste nommée « spirale prix-salaire » 5 . Autrement dit, l’augmentation des salaires induirait aussi une hausse des coûts de production, ce qui forcerait mécaniquement les entreprises à augmenter du même montant leurs prix, provoquant un nouveau cycle de négociation. Selon l’expression du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, en mai 2022, le supplément de salaire est alors « bouffé dans les mois qui suivent ».

    Et d’ajouter que les augmentations généralisées de salaires avaient « toujours provoqué des spirales prix-salaires », notamment dans les années 1970. L’inflation due jusqu’ici à des causes exogènes et importées deviendrait alors « sous-jacente », inhérente aux comportements des agents ( core inflation , en anglais). Résister à la tentation de l’indexation des salaires serait donc nécessaire afin d’empêcher l’amplification d’une inflation devenue hors de contrôle. Selon ses détracteurs, l’indexation, en plus d’être déstabilisatrice d’un point de vue macroéconomique, en deviendrait presque une mesure indubitablement antisociale. Certains, comme le gouverneur de la Banque d’Angleterre ou le ministre allemand des finances sont même allés jusqu’à appeler à « une restriction dans les négociations salariales ».

    C’est donc cette musique, souvent mobilisée pour justifier des politiques de modération salariale 6 , qui est reprise par le gouvernement dans le cadre actuel et souvent accompagnée d’un discours sur la compétitivité des entreprises françaises. Bruno Le Maire expliquait ainsi en novembre 2022, à l’ouverture des débats au Sénat sur la loi de programmation budgétaire, qu’il était primordial d’« éviter la spirale inflationniste qui avait été provoquée dans les années 1970 par une augmentation générale et automatique des salaires totalement découplée de la productivité du travail ». Paroles surprenantes, quand on connaît le décrochage que la rémunération du facteur travail par rapport à l’augmentation de sa productivité a connu depuis les années 1980. En l’espèce, le gouvernement n’a pas choisi d’aller dans le sens du rattrapage des salaires.

    Evolution de la productivité moyenne, du SMIC et du salaire moyen, en base 100 en France de 1980 à 2010 (Sources : Insee et OCDE, graphique par Factsory )

    Que se passe-t-il donc au niveau des salaires français ? Il est vrai que les négociations salariales sont effectivement de retour depuis 2021. Les revalorisations du SMIC, ayant eu lieu 10 fois depuis 2021 avec un taux de croissance sur 2022 de 6,6 %, ont donné l’illusion d’un rattrapage des salaires sur l’inflation, pourtant sans répercussion sur le reste des salaires et provoquant même un tassement par le bas des faibles salaires (même ces revalorisations sont remises en cause car elles risqueraient de pousser à rediscuter les minima de branches au détriment de la productivité…).

    l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations (…) ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie »

    Pourtant, même si les salaires nominaux ont augmenté, ce sont des hausses seulement d’1,5 % en 2021, 3,2 % en 2022 et 2,4 % aux deux premiers trimestres de 2023. S’il y a donc bien eu une réaction des salaires, celle-ci n’a pas été suffisante pour faire face à l’inflation, et cette hausse est par ailleurs gonflée par la sortie massive du chômage partiel. Or, en moyenne annuelle, l’inflation a atteint 5,2 % en 2022 et reste relativement stable les deux premiers trimestres, avec une légère baisse en juin. Le résultat est que les salaires réels, qui représentent le pouvoir d’achat, ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires. Ainsi, même si les négociations salariales prennent plus de temps que l’ajustement des prix des entreprises, la spirale prix-salaire tant évoquée semble pour l’instant inexistante – des mécanismes comme le versement de la « Prime de partage de la valeur » (PPV), en moyenne de 900€/an, ayant par ailleurs réduit ce risque.

    Plus largement, et cela hormis pour les États-Unis qui sont concernés par des tensions très fortes sur le marché du travail, le risque de spirale prix-salaire est très modéré dans les économies développées comme le montrent deux études de la Banque des règlements internationaux (BRI) 7 du fait d’un réel changement de régime dans les capacités de négociation salariale ces dernières décennies 8 . En effet, la théorie néo-classique et plus généralement l’économie mainstream postulent l’existence d’une capacité de négociation salariale forte pour les travailleurs, liée aux tensions sur le marché du travail et aux anticipations d’inflation. C’est la courbe dite de « Phillips ».

    Sommairement, si le chômage est faible et/ou les travailleurs anticipent une baisse de leur pouvoir d’achat, ces derniers peuvent négocier de meilleurs salaires. Si cette relation était plus ou moins vérifiée empiriquement dans une grande partie du XXème siècle, l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations et la mise en concurrence des travailleurs dans la mondialisation des chaînes de valeur, le détricotage des Codes du travail et des protections de l’emploi 9 , la flexibilisation du marché du travail, le développement des contrats à durée déterminée, des mi-temps anglais ou des « jobs à 1 euro » allemands depuis la fin des années 1970 ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie » dans la plupart des pays développés 10 , comme le montre une récente étude de la Réserve Fédérale américaine, justement intitulée « Who Killed the Phillips Curve? A Murder Mystery » .

    La stagnation des salaires réels suite à la crise de 2008 en parallèle d’une hausse des profits conforte cette tendance. Et ce, alors même que le chômage est aujourd’hui relativement faible et pourrait justifier des pressions salariales vers le haut 11 . Plus largement, le discours autour de la prévalence historique des spirales prix-salaire semble davantage constituer un épouvantail qu’autre chose.

    Une étude du FMI de 2022 n’a identifié au niveau mondial que 79 épisodes depuis 1960, dont une minorité dépassant deux ans. Il s’agit donc d’un phénomène économique très rare. Plus spécifiquement, les discours invoquant la spirale prix-salaire font souvent référence à la période 1970 de « stagflation » (stagnation économique couplée à inflation) faisant suite aux chocs pétroliers, où les travailleurs auraient maintenu et renforcé l’inflation issue de ce choc d’offre par la négociation continue de meilleurs salaires. Cela alors même que l’inflation était de 23 % au Royaume-Uni, 14 % aux USA, 13,5 % en France, situation incomparable avec celle qui prévaut aujourd’hui. Or, cette étude infirme même cet épisode.

    Par exemple, l’épisode américain de 1973 suite au premier embargo pétrolier de l’OPEP a vu l’inflation des prix s’envoler pendant cinq trimestres supplémentaires avant de commencer à diminuer en 1975. Cependant, la croissance des salaires nominaux n’a pas augmenté, ce qui a entraîné une baisse de la croissance des salaires réels. Il n’y a pas eu d’effet de rattrapage.

    Pourtant, c’est cette théorie qui a servi de fondement au Volcker’s shock , la politique de remontée drastique des taux d’intérêts par la Réserve Fédérale américaine sous la présidence de Paul Volcker, qui a bien participé à réduire l’inflation sur la décennie 1980 aux côtés d’autres facteurs, au prix de la destruction partielle de l’économie américaine et d’une multiplication par deux du taux de chômage. C’est un remède à la façon de Molière : tuez le malade, au moins il meurt en bonne santé.

    Néanmoins, rien ne dit que si l’on indexait les salaires, la spirale serait ne déclencherait pas. Mais si elle se déclenchait, ce ne serait pas forcément parce que les entreprises monteraient leurs prix pour ne pas couler, mais aussi parce qu’elles voudraient conserver leurs taux de marge, donc in fine leurs profits.

    Le silence autour du rôle des taux de profit

    La question de la capacité de négociation salariale des travailleurs invisibilise la capacité des entreprises à gonfler leurs marges en augmentant les prix. Si ce sont elles qui sont en position de force, elles peuvent imposer une augmentation des prix, sans que les travailleurs ne réussissent à imposer une augmentation des salaires en réponse.

    Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix.

    Face à la situation inflationniste, les entreprises sont elles aussi incitées à protéger leurs marges bénéficiaires en augmentant leurs prix, et même à augmenter leurs marges au-delà de l’impact négatif lié au renchérissement des intrants, cela pour plusieurs raisons : tentative de rattrapage des pertes de revenus réels liés aux chocs des trois dernières années (crise sanitaire, confinements, inflation énergétique importée), volonté de renforcer leur trésorerie dans un environnement hautement incertain, ou tout simplement dans une logique de maximisation des profits pour versement en dividendes – ce qui impliquerait une inflation influencée par les hausses des marges.

    Précisons que même le maintien d’un taux de marge constant n’est pas innocent : si des entreprises doivent naturellement augmenter leurs prix pour ne pas faire faillite ou licencier face à ces chocs exogènes, celles qui les augmentent pour maintenir leur taux de marge alors qu’une compression de ce dernier ne les mettrait pas pour autant en danger démontrent leur pouvoir de fixation des prix.

    Il s’avère que l’existence d’une inflation tirée par les profits – surnommée greedflation dans le monde anglo-saxon – est devenue aujourd’hui évidente pour un ensemble d’acteurs institutionnels. Des institutions faisant usuellement appel exclusivement à une théorie économique que d’aucuns qualifieraient de mainstream ont opéré un changement de discours concernant les causes actuelles de l’inflation. Ainsi, le chef économiste du FMI ne se disait pas inquiet quant à l’apparition d’une boucle prix-salaire qui impacterait la croissance cette année, et plaidait même pour une augmentation des salaires 12 .

    Les banques centrales ont également été obligées de se rendre à l’évidence : la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déploré lors d’une conférence de presse sur les causes de l’inflation le 16 mars dernier le fait que « beaucoup d’entreprises ont pu accroître leurs marges dans des secteurs ayant subi les restrictions de l’offre et la résurgence de la demande », et a mis en garde contre le risque de poursuite de l’inflation. On notera enfin que même les travaux menés par nombre d’instituts de recherche du secteur privé financier ont reconnu que l’inflation était désormais alimentée au moins à moitié par une augmentation des profits (à l’instar de Natixis ou d’ Unicredit ).

    En l’espèce, la France est concernée selon l’ Insee . Les entreprises ont récemment connu une croissance significative du taux de marge, en plus d’avoir globalement répercuté le renchérissement des intrants sur les prix de vente. Après un record historique mi-2021 avec un taux de 36 % (il faut remonter à 1949 pour une telle valeur) suite à la reprise post-Covid et aux aides publiques, puis une dégradation suite aux problèmes d’accès aux ressources et à la guerre en Ukraine, le taux de marge global a augmenté nettement à partir de fin 2022 et au premier semestre 2023, avec un taux à la fin du deuxième trimestre qui s’établirait à 33,5 %, soit deux points de plus que son niveau moyen de 2018, pré-Covid.

    Taux de marge des sociétés non-financières (SNF) en % de la valeur ajoutée (Source : Insee, 2023 ) .

    Il y a évidemment de fortes variations selon les secteurs. Plus spécifiquement, pour l’industrie agroalimentaire, après une forte diminution en 2021, son taux de marge a connu un important redressement en particulier au second semestre 2022 dépassant les valeurs moyennes, ainsi qu’au premier semestre 2023, pour atteindre un record de 48 % de marge 13 .

    Ainsi, l’augmentation des taux de marge a bien contribué à l’inflation en 2022 et 2023. En termes de contribution, cette hausse des profits représente 41 % de la hausse des prix de production agro-alimentaires au dernier trimestre 2022, et 61 % pour les produits non-agricoles. Reste à savoir si cela est juste une relation comptable agrégée, ou découle de l’action intentionnelle d’entreprises. Il est vrai que la réduction des impôts de production et le contrecoup de l’arrêt du versement des PPV à la fin 2022 gonflent par eux-mêmes les taux de marge sans aucune action des entreprises.

    Mais la hausse est si élevée, de par ces niveaux records, qu’elle ne peut être réduite à cela. Si la compression des taux de marge en 2021 suite au renchérissement des intrants a permis d’atténuer l’inflation et son impact sur les consommateurs, la hausse actuelle des taux n’est pas seulement un effet de rattrapage « entendable » suite à cette compression et à l’impact de la crise sanitaire, mais constitue un réel dépassement par rapport à 2018, laissant supposer que des entreprises profitent abusivement du signal-prix brouillé.

    Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix. Face à cela, ce ne sont pas seulement les ménages qui sont touchés : de plus en plus de petites entreprises, PME comme TPE, font faillite car ne pouvant plus payer les frais fixes et n’étant pas en capacité de rembourser les prêts de relance économique (PRE) du « quoi qu’il en coût », et les autres dettes : jusqu’ici, 2023 enregistre le plus grand nombre de faillites depuis 2016.

    Et cette situation semble être généralisée en Europe et dans un grand nombre de secteurs 14 , dépassant le simple secteur de l’énergie qui voit ses taux de marge exploser. Le FMI a mené en juin dernier un important travail de décomposition des facteurs de l’inflation, montrant qu’au niveau de la zone euro, la hausse des profits est responsable de près de la moitié de l’inflation en 2022 et première moitié de 2023 – comme on l’observe sur le graphique qui suit.

    Ces pratiques vont des supermarchés aux concessionnaires automobiles, du transport maritime à l’industrie agroalimentaire, utilisant guerre, sécheresse et résurgence de la demande post-pandémique pour maximiser leurs profits. Les déclarations des entreprises elles-mêmes le confirment. Dans une enquête de mars 2022 , 56 % des détaillants américains ont déclaré que l’inflation leur avait permis d’augmenter leurs prix au-delà de ce qui était nécessaire pour compenser l’augmentation des coûts, et 63 % des grandes entreprises ont indiqué qu’elles utilisaient l’inflation pour augmenter leurs bénéfices. Notons que Michel-Edouard Leclerc, pourtant dirigeant d’une des plus importantes enseignes de grande distribution française, a appelé lors d’une interview donnée le 30 juin 2022 à BFMTV à l’ouverture d’une commission d’enquête sur les origines de l’inflation », car selon lui « la moitié des hausses de prix demandées par les industriels ne sont pas transparentes mais au contraire suspectes ».

    D’autres chefs d’entreprises abondent en ce sens, mais en se vantant de leur capacité à récupérer du profit. Dans le Financial Times , le directeur financier de Mercedes-Benz annonçait dès fin 2021 : « nous allons sciemment sous-approvisionner la demande, quand celui de BMW déclarait que la compagnie avait « connu une amélioration significative de son pouvoir de pricing au cours des 24 derniers mois », expliquant qu’ils comptaient « clairement poursuivre … la façon dont nous gérons l’offre pour maintenir notre pouvoir de fixation des prix au niveau d’aujourd’hui ».

    Ce phénomène est ainsi visible dans toute la chaîne de production mondiale. Les quatre géants mondiaux de l’agroalimentaire, ABCD (ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus) ont vu leurs bénéfices grimper de 255 % (total de 10,4 milliards de dollars) entre 2019 et 2021 15 . Plus étonnamment, cela s’est produit sur différents types de marchés : dans des monopoles autorisés par l’État, dans des industries dominées par des cartels, mais aussi sur des marchés « concurrentiels », alors même que la théorie néo-classique voudrait que la concurrence empêche cette hausse des marges généralisée, les entreprises qui essaieraient étant balayées par les autres et le mouvement des consommateurs 16 . Tout cela démontre un problème systémique : ce ne sont pas juste quelques déviations de passagers clandestins, mais une évolution structurelle qui risque de s’installer pour durer.

    Inflation is conflict

    La focalisation sur la spirale prix-salaire face au rôle des profits n’est pas sans rapport avec l’invisibilisation d’un autre phénomène : la modification progressive du partage de la valeur ajoutée, des salaires vers les profits. S’il est commun dans l’économie orthodoxe de considérer que la part du travail et la part du capital dans la distribution du revenu est historiquement fixe (elle l’était dans la première moitié du XXème siècle, Keynes en parlait comme « a bit of a miracle » ) la réalité empirique des dernières décennies est tout autre.

    On peut observer trois faits stylisés. Premièrement, une baisse tendancielle et structurelle de la part des salaires, au bénéfice de la part des profits, passant de 66,1 % à 61,7 % en moyenne dans la majorité des pays de l’OCDE entre 1990 et la fin des années 2000 17 . Ces analyses empiriques sont partagées par la Commission européenne 18 , le FMI 19 , le BIT 20 ou encore la BRI 21 .

    Evolution de la part des salaires dans le PIB, en France, depuis 1975 (données EUROSTAT, coût des facteurs en prix courant).

    Néanmoins, malgré ce partage primaire, l’existence de profits n’implique pas nécessairement leur redistribution en dividendes. Ils peuvent (et doivent) également être retenus pour servir à financer les investissements de l’entreprise, et permettre la croissance, et ainsi des embauches, ou une hausse des salaires, selon le fameux « théorème » de l’ancien chancelier allemand Schmidt : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Malheureusement, le second fait stylisé infirme ce théorème, de par la stagnation des taux d’investissement ces dernières décennies, en France comme en Europe, malgré la hausse généralisée.

    Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de rapports de force

    Cela implique que les nouveaux profits sont versés en dividendes 22 . Cette stratégie court-termiste de satisfaction des actionnaires a pu mettre des entreprises en danger, en ne faisant pas les investissements nécessaires à leur survie. ENGIE en est un exemple, accumulant plus de 784 millions d’euros de pertes entre 2011 et 2021, tandis qu’elle versait à ses actionnaires la somme considérable de 23,6 milliards d’euros au cours de cette période comme le notait Oxfam France 23 . Une partie des profits a également alimenté un rachat massif d’actions (en 2011 en France, cela représentait 12 % des paiements aux actionnaires et ce chiffre est passé à près d’un tiers en 2021), constituant donc également une forme de rémunération pour les actionnaires. Ainsi, l’argument de la modération salariale de court terme au service des salariés à long terme ne tient pas, les taux de marge augmentant mais pas le taux d’investissement, ni en Europe, ni aux États-Unis (exception faite de nos amis danois).

    Ces deux faits convergent en toute logique vers le troisième : une redistribution massive du revenu national, des salaires vers les dividendes versés 24 . Ainsi, entre 2011 et 2021, dans les 100 premières entreprises françaises cotées, la dépense par salarié n’a augmenté que de 22 %, tandis que les versements aux actionnaires ont augmenté de 57 %. Or, une des propositions essentielles de la théorie néo-classique et plus largement de l’économie mainstream – encore au coeur des modèles macroéconomiques utilisés à Bercy ou à la Commission européenne – est que la rémunération des facteurs de production (travail et capital) ne dépend que de leur productivité marginale, et donc des propriétés technologiques du système productif.

    Si le capital devient plus efficace, alors les gains de productivité augmentent le rendement du capital. Idem pour le travail. Or, cela pose deux problèmes. D’une part, la répartition de la valeur découlerait de facteurs purement techniques, pas des dynamiques socio-politiques ou des rapports de force (ce qui a été de nombreuses fois empiriquement réfuté). D’autre part, si le travail devient plus productif, les salaires devraient absorber ses gains. Pourtant, on l’a vu plus haut, on ne peut que constater un décrochage entre productivité et salaires.

    La situation actuelle ne fait que confirmer la prédation du capital au sein du conflit dans la distribution de la valeur, et cela depuis des décennies – désormais reconnue même chez Bloomberg . Il est aujourd’hui en plus doublé d’un conflit sur la répartition du poids de l’inflation entre travail et capital. Il s’agit là d’une actualisation de ce qu’il faut bien appeler lutte des classes. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de ces rapports de force – une idée que l’on retrouve au cœur des travaux de l’économiste post-keynésien et marxiste Michał Kalecki, à la fois allié de Keynes et adversaire plus radical que ce dernier 25 .

    L’inflation peut donc être vue comme un produit des rapports de force au sein de l’appareil productif : pour Kalecki, si les salariés sont en situation de rapport de force, ils sont susceptibles d’être à l’origine d’une hausse de salaire provoquant de l’inflation. Si ce sont les « capitalistes » qui le sont, ils peuvent se permettre d’augmenter leur marge, et donc des prix, sans augmentation des salaires. Ainsi, le discours autour du risque d’une spirale prix-salaire apparaît comme un moyen commode de faire oublier que le rapport de force est en défaveur des salariés.

    Quelles mesures contre l’inflation face à la nouvelle forme du conflit autour de la valeur ajoutée ?

    Quelles politiques publiques sont donc possibles face à cette inflation tirée par les profits ? Tout est ici un arbitrage entre salaire et profit : pour ramener les salaires réels à leur niveau pré-pandémie pour la fin de l’année 2024 tout en faisant décroître l’inflation jusqu’à son taux cible de 2 %, ils devraient croître de 5,5 %, et surtout, la part des bénéfices devrait tomber à son niveau le plus bas depuis le milieu des années 1990 (à productivité constante) – encore une fois une question de répartition. Sans action politique pour mettre fin à cette logique, le retour à la cible de 2 % d’inflation mise en avant par les institutions européennes deviendrait irréalisable en plus de modifier les anticipations des agents.

    Au-delà du problème des sources de l’inflation, c’est bien l’obsession pour la stabilisation de l’inflation qui permet de maintenir un discours contre les politiques de hausses de salaires. Obsession qui est au cœur des politiques monétaires, au détriment d’autres enjeux comme l’emploi, et malgré le piège d’une crise déflationniste qu’une trop faible inflation pourrait provoquer.

    Volcker, tout juste nommé à la tête de la Réserve fédérale n’avait ainsi pas hésité à déclarer au Congrès que pour se débarrasser de l’inflation, « le niveau de vie de l’Américain moyen [devait] baisser », assumant parfaitement le coût social de la politique monétaire, son fameux « choc », qu’il allait mener. La logique de la montée actuelle des taux par les banques centrales est similaire, malgré leurs digressions sur la promesse d’« une désinflation sans récession » 26 . Il est d’autant plus cocasse de relever que la hausse des profits ralentit l’impact désinflationniste desdites politiques monétaires, car offrant aux entreprises un airbag de trésorerie pour y résister plus longtemps.

    Moins que le contrôle des prix, qui risque en effet d’affaiblir les entreprises réellement touchées par la hausse des coûts de production, notamment les PME, le contrôle des taux de marge semble donc être une possibilité intéressante. Une telle mesure a été mise en place par l’administration Roosevelt durant la Seconde Guerre mondiale, à travers l’établissement de l’ Office of Price Administration en 1941, contrôlant prix à la consommation comme loyers.

    De la même manière, il y a déjà un mécanisme relativement similaire en France dans les Outre-Mer à travers le Bouclier Qualité Prix, réunissant Préfet, associations de consommateurs et entreprises de manière coopérative. Quelques décennies plus tôt, le ministre des finances Raymond Barre – tout sauf marxiste – avait mis en œuvre un contrôle similaire des prix. Aujourd’hui, un tel dispositif ne permettrait pas de faire disparaître l’inflation incompressible induite par la hausse du coût d’extraction des énergies fossiles, mais au moins d’en limiter significativement les effets, en s’attaquant aux bénéfices des « profiteurs de guerre ».

    Enfin, l’usage des profits eux-mêmes pourrait être questionné. Plutôt que d’alimenter des dividendes croissants, ils pourraient être réalloués pour financer des investissements, nécessaires dans le cadre du changement climatique, et qui permettraient de mettre en place une transition énergétique, seule politique permettant de résoudre la part de l’inflation causée par les matières premières et notre dépendance à l’importation de ces dernières 27 . Cela impliquerait un grand retour de l’instrument fiscal.

    Des solutions politiques à disposition de Bercy existent donc, en alternative aux supplications du ministre de l’économie face aux entreprises. Mais une fois les causes de l’inflation comprises, lutter contre implique de s’attaquer à la racine du problème, en s’opposant à un système favorisant la rémunération du capital, au détriment des salariés et des investissements. Au vu de certaines urgences, climatiques par exemple, le « pragmatisme économique » appartient-il vraiment au camp qui s’en revendique ?

    Notes :

    1 Comprenant les salaires, les consommations intermédiaires comme l’énergie et les matières premières, mais aussi les intérêts des prêts etc.

    2 Court, V. and Fizaine, F. (2017). “Long-Term Estimates of the Energy-Return-on-Investment (EROI) of Coal, Oil, and Gas Global Productions”, Ecological Economics 138: 145-159.

    3 C’est l’effet « reine rouge », comme dans Alice au pays des merveilles : il faut courir de plus en plus vite pour ne serait-ce que faire du surplace. D’où la distinction fondamentale entre ressources fossiles (l’ensemble des quantités de matières fossiles présentes sur Terre) et réserves (le sous-ensemble des ressources qui est à la fois technologiquement et économiquement exploitable).

    4 Insee (2022). “Focus – Depending on their energy and food expenditure, some household categories are exposed to apparent inflation that may differ by more than one point from the average” , in Insee, (2022). Economic outlook – June 2022.

    5 Les sources sont nombreuses, mais l’on pourra par exemple la déclaration de Christine Lagarde sur le blog de la BCE en juillet 2022, “Maintenir la stabilité des prix” .

    6 Ainsi, en 2007, le gouverneur de la BCE Jean-Claude Trichet expliquait à la Confédération européenne des syndicats à Séville que les accords salariaux générés ne devaient surtout pas générer de hausse l’inflation , alertant sur la baisse du pouvoir d’achat des salariés qui adviendrait, et donc sur le risque de spirale prix salaires.

    7 Borio, C., Lombardi, M.J., Yetman, J. and Zakrajsek, E. (2023) “The two-regime view of inflation,” BIS Papers, Bank for International Settlements (Basel), number 133.

    8 Boissay, F., De Fiore, F., Igan, D., Pierres-Tejada, A. and Rees, D. (2022). “Are major advanced economies on the verge of a wage-price spiral?”, BIS Bulletin N°53, Bank for International Settlements, Basel.

    9 Une analyse de la concentration du marché du travail amène l’OCDE, dans son rapport sur l’emploi de 2022, à conclure qu’au moins un travailleur sur six est employé dans un marché monopsone, dans lequel les employeurs bénéficient d’un pouvoir quasi unilatéral pour fixer les salaires et les conditions de travail. Cela se traduit par des taux d’emploi et des salaires bas, ainsi que par une baisse de la qualité de l’emploi.

    OCDE (2022). Employment outlook 2022 : Building Back More Inclusive Labour Markets. OCDE (Paris).

    10 Par exemple, pour les USA, voir l’étude de la Réserve fédérale, et pour l’Italie, voir Lombardi et al. (2023) .

    11 Il est piquant de constater que l’OCDE, institution pourtant souvent qualifiée de néolibérale, appelait déjà les gouvernements de l’OCDE dans son même rapport de 2022 cité supra à renforcer le pouvoir de négociation collective des travailleurs et à soutenir les syndicats (incluant leur extension en taille).

    12 Blog du FMI: “ Europe’s Inflation Outlook Depends on How Corporate Profits Absorb Wage Gains ”, Niels-Jakob Hansen, Frederik Toscani, Jing Zhou, 26 juin 2023.

    13 Précisons pour le secteur agro-alimentaire qu’il y a tout de même toujours un effet de décalage, car les intrants sont achetés en amont par contrats à terme, faisant que leur production doit être écoulée au prix fort même en cas de réduction présente des prix des intrants. Enfin, dans les secteurs particulièrement touchés par la hausse du prix des intrants, des firmes ont préféré réduire leur taux de marge, que perdre en compétitivité.

    14 Par exemple, dans le cas du pays européen le plus susceptible d’être victime d’une spirale prix-salaire, le Royaume-Uni, le principal syndicat britannique du secteur privé, Unite , a analysé les 350 premières entreprises cotées à la Bourse de Londres (FTSE 350), et identifié que les marges bénéficiaires moyennes sont passées de 5,7 % au premier semestre 2019 à 10,7 % au premier semestre 2022, un taux strictement supérieur à celui pré-crise sanitaire.

    15 De même, les dix premiers fabricants mondiaux de semi-conducteurs ont réalisé 55 milliards de dollars sur la période, soit 96 % de plus.

    16 De même, la concentration du marché dans certains secteurs (grande distribution, transports…) et l’existence de monopoles permis par l’Etat (énergie, distribution d’électricité…) renforcent le pouvoir de pricing . Enfin, le fait que toutes les entreprises soient théoriquement impactées par l’inflation importée des ressources sans en être responsables leur permet d’augmenter simultanément leur prix par collusion implicite, c’est un effet d’aubaine (la fixation du prix sur un marché même concurrentiel est finalement centralisé en termes de norme « sociale »).

    17 OCDE (2012). Employment Outlook, 2012 (Paris).

    18 European Commission (2007). “The labour income share in the European Union”, in Employment in Europe 2007, Directorate-General for Employment, Social Affairs and Equal Opportunities (Brussels), pp. 237–72.

    19 IMF (2007). “The globalization of labor”, in World Economic Outlook, April 2007: Spillovers and cycles in the world economy (Washington, DC), pp. 161–92.

    20 ILO (2012). Global Wage Report 2012/13: Wages and equitable growth (Geneva).

    21 Bank for International Settlements (BIS). 2006. 76th Annual Report (Basel).

    22 Lié au phénomène de financiarisation, depuis les années 1980: l’un des impacts de la financiarisation a ainsi été une refonte du partage de la valeur ajoutée, au bénéfice des dividendes, au détriment des salaires (ce qui fournit d’ailleurs l’une des explications du décrochage des salaires par rapport à l’augmentation de la productivité), mais aussi des investissements productifs. C’est l’une des conséquences du changement de doctrine d’entreprises durant les années 1970 aux États-Unis, faisant passer d’une doctrine « retain and reinvest » à « downside and distribute » , comme expliqué par William Lazonick et Mary O’Sullivan dans “Maximizing shareholder value: a new ideology for corporate governance” (2000, Economy and Society ) . Concernant le fait que ce phénomène se fait en effet au détriment de l’investissement, on citera l’étude de Engelbert Stockhammer, “Financialisation and the slowdown of accumulation” (2004, Cambridge Journal of Economics ).

    23 Oxfam France (2023). Top 100 des Entreprises : L’Inflation des Dividendes , Oxfam France (Paris).

    24 On relèvera au passage qu’hormis Eurostat, aucune institution ne publie de tables de données sur la distribution de la valeur entre salaires, investissement et dividendes, mais seulement quelques rapports épars, montrant leur déconnexion des réalités socio-économiques.

    25 Position défendue il n’en reste par des économistes également du privé, comme l’économiste en chef de Natixis Patrick Artus .

    26 En effet, loin du « ratio de sacrifice » qui renvoie au prix à payer en termes de chômage et de croissance pour réduire l’inflation, les théories macro-monétaires dominantes à la Lucas (Nobel 1995) et Sergent (Nobel 2011) considèrent que, si la banque centrale est crédible, il suffirait pour elle de s’engager à une politique désinflationniste, et la désinflation serait immédiate et sans récession car les agents réduiraient leurs anticipations d’inflation en conséquence au niveau ciblé, la ramenant à ce niveau sans impact sur le reste de l’économie. Les banquiers centraux aimeraient que les politiques monétaires soient si simples à mener…

    27 Plusieurs propositions ont été faites à ce sujet. Voir le rapport de l’Institut Rousseau, “ 2 % pour 2°C ! Les investissements publics et privés nécessaires pour atteindre la neutralité carbone de la France en 2050 ”.

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      L’actualité des marxismes chinois

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Sunday, 25 June, 2023 - 20:19 · 12 minutes

    À la manière d’une mise en abyme, le numéro 73 d’ Actuel Marx porte sur les « marxismes chinois ». Il s’agit d’étudier une question trop souvent balayée d’un revers de main : l’importance véritable de la pensée marxiste en Chine depuis le début du XX e du siècle à nos jours, tant pour les autorités, les milieux universitaires que les courants d’opposition. Ainsi, la revue offre des clés précieuses pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans la seconde puissance économique mondiale.

    Il est courant d’évoquer la République populaire de Chine (RPC) sur le mode de la démonologie. Si la nature répressive du régime est indéniable – que l’on pense à la gestion autoritaire du Covid-19, à l’internement de millions d’Ouïghours dans le Xinjiang ou aux multiples répressions de conflits ouvriers –, une telle perspective n’aide aucunement à le comprendre. Pas davantage qu’il ne permet d’éclaircir son paradoxe central : si la pensée marxiste se veut émancipatrice, comment interpréter son omniprésence dans une Chine bien peu socialiste ?

    Le parti dirige tout

    Conformément au rôle que lui conféraient déjà Marx et Engels dans leur Manifeste , le Parti communiste est dans le marxisme officiel chinois l’organisation qui doit conduire le pays vers le communisme. Nathan Sperber 1 analyse les ressorts concrets de cette fonction dirigeante à l’aune du précédent soviétique. Tout comme en Union soviétique, ce que les marxistes appellent l’ appareil d’État n’est pas supprimé mais doit servir d’instrument d’exécution au service du Parti communiste qui, lui, décide.

    Dès lors, le Parti communiste et l’État restent deux entités bien distinctes, mais structurées de manière homologique de sorte à assurer la domination du premier sur le second. À chaque échelon étatique correspond un échelon partidaire, ce qui permet un contrôle à tous les niveaux. Une autre similitude tient dans la concentration du pouvoir par les instances dirigeantes. En dépit de l’affirmation du principe de centralisme démocratique 2 par le Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) et le Parti communiste chinois (PCC), les échelons supérieurs exercent un contrôle sur la nomination des membres des organisations inférieures.

    Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

    Nathan Sperber note néanmoins plusieurs différences significatives qui permettent de prendre la mesure du caractère inédit de la domination partidaire en Chine. Il est singulier que l’Armée populaire de libération (chinoise), contrairement à l’Armée rouge (soviétique), soit entre les mains du Parti et non de l’État. Ensuite, les dangzu ne connaissent pas d’équivalent en Union soviétique. Aussi appelés groupes du parti, on les trouve partout (ministères, administrations territoriales, entreprises publiques, grandes institutions éducatives, sanitaires, sportives, etc.) et leur autorité y est souveraine.

    Enfin, le système servant à nommer aux postes de responsabilités au sein du PCC (la nomenclature) est centralisé horizontalement autour de zuzhibu ou « départements de l’organisation » présents à chaque échelon du parti – ce qui est censé restreindre le développement d’une « bureaucratie » comme en URSS, et participerait à assurer la domination concrète du Parti sur l’appareil d’État.

    Le tournant opéré sous Xi Jinping à partir de 2012 ne fait qu’accroître cette domination du parti. Alors que toute réduction du périmètre d’intervention du PCC est rejetée depuis le mouvement de Tiananmen et l’effondrement de l’URSS, Xi Jinping estime néanmoins que la direction de l’État par le parti pourrait être plus systématique et rigoureuse. Il s’ensuit alors une « suractivité réglementaire, des réagencements bureaucratiques majeurs et une hausse des moyens à la disposition du Comité central et de ses instances ». En parallèle, émerge du discours officiel une conception absolutiste du Parti. Ainsi Xi Jinping affirme-t-il, dans son rapport au 19 e Congrès du PCC, que « le parti dirige tout ». Mais dans quelle direction ?

    Le modèle chinois, une alternative au néolibéralisme ?

    Si d’aucuns peuvent légitimement douter de la nature communiste du régime chinois, Jean-Numa Ducange et Nathan Sperber 3 rappellent que la question du mode de production chinois fait l’objet de vives discussions dans la communauté scientifique, dont ils présentent les grandes contributions. Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

    Selon Wu Xiaoming et Qi Tao 4 , le « le socialisme aux caractéristiques chinoises » offre au monde l’exemple d’un « projet de civilisation post-néolibérale ». Depuis l’ouverture du pays à l’économie de marché et aux capitaux étrangers sous Deng Xiaoping, les problèmes structurels de bulles économiques, de dégradation écologique, et de l’inégale répartition des richesses perdurent en Chine. Pour autant, l’horizon de la « prospérité commune » fixé par Xi Jinping, ainsi que la politique de lutte contre l’extrême pauvreté 5 permettent aux auteurs d’affirmer que la Chine est entrée dans une nouvelle ère de son développement. Après être restée pendant des décennies au « stade primaire du socialisme », la Chine aurait atteint un nouveau stade de développement dont la portée dépasse la politique intérieure. Wu Xiaoming et Qi Tao vont jusqu’à voir dans cette nouvelle orientation une source d’espoir pour le socialisme mondial.

    Nous regrettons toutefois que les auteurs ne se soient pas davantage attardés sur les parts d’ombres de ce « défi à l’ordre néolibéral occidental », et qu’ils se soient contentés de les évoquer par la formule de « contradictions inhérentes à la crise ». Une analyse de l’état de la lutte des classes en Chine, et de l’attitude active des autorités chinoises dans la répression des contestations ouvrières, aurait été de quelque utilité. D’autant plus que Wu Xiaoming et Qi Tao reconnaissent eux-mêmes que ce sont précisément ces « contradictions » qui empêchent une grande partie des chercheurs occidentaux – et donc plus largement de la population occidentale – de ne voir en la Chine autre chose qu’une menace.

    Vers la domination ou l’harmonie universelle ?

    Dans l’esprit d’un certain nombre de commentateurs occidentaux, la Chine, de l’ Empire du milieu, est devenue l’ Empire du mal . C’est pour lutter contre l’idée reçue d’une Chine expansionniste et dangereuse pour l’ordre international que Viren Murthy 6 revient sur la notion de tianxia chez Zhao Tingyang. À l’origine, le tianxia est un concept confucéen qui signifie littéralement « tout ce qui est sous le ciel ». Zhao Tingyang l’analyse d’un point de vue cosmologique, en ce que le Tianxia mènerait à « l’idée de l’un comme unité harmonieuse de la multiplicité », et est ainsi vecteur d’universalisme.

    On regrettera l’absence d’analyse des pratiques auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette ou de rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi elle se distingue des États-Unis

    Zhao Tingyang formule à partir de là un projet normatif de communauté universelle libérée de l’impérialisme et gouverné pour le bien commun. Il n’est pas inintéressant de relever que pour certains penseurs chinois cités par l’auteur, les institutions internationales comme les Nations-Unies constituent un tremplin dans la réalisation de l’ordre global auquel appelle le tianxia .

    Cette notion est également brandie par Xi Jinping, qui bute néanmoins sur deux obstacles selon Viren Murthy. Sur le plan intérieur, les exemples du Tibet et du Xinjiang démontrent « incontestablement l’échec du “multiple” en même temps que de l'”Un” ». À propos de l’ordre international, si Xi Jinping, conformément à l’idéal du tianxia , parle fréquemment de « communauté de destin pour l’humanité », il résout néanmoins la tension entre l’un et le multiple en faisant primer le premier sur le second lorsqu’il considère que la question de la démocratie est une affaire interne à chaque État.

    On voit ainsi que le concept de tianxia , profondément ancré dans la culture chinoise, assure à celle-ci un idéal régulateur opposé à l’ordre mondial impérialiste et guerrier actuel. En bon dialecticien, Viren Murthy souligne, avec la marxiste Lin Chun, que « jusqu’à présent ce discours s’est gardé de prendre en compte […] la question du capitalisme », tout en reconnaissant que le souci qu’a Zhao Tingyang de « remodeler l’ordre mondial dans le sens de l’épanouissement humain et de l’égalité entre les nations » porte une charge révolutionnaire compatible avec la perspective marxiste d’abolition du capitalisme.

    On regrettera ici l’absence de mise en perspective de cette notion philosophique avec les pratiques réelles auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette – du Sri Lanka à divers pays d’Asie centrale – au rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi la Chine se distingue des États-Unis en matière de contrats financiers.

    La question de l’échange inégal

    Plus fréquent encore que la critique de son interventionnisme extérieur, on reproche souvent à la Chine sa politique commerciale agressive. Celle-ci profiterait de la sous-évaluation de sa monnaie – et des faibles salaires – pour doper ses exportations. De même, les subventions aux entreprises nationales et le poids des contraintes réglementaires constitueraient des freins à l’importation de marchandises, ce qui renforcerait l’endogénéité de la production du pays. En outre, la Chine est accusée de pratiquer le vol de propriété intellectuelle. C’est en portant ces accusations que les États-Unis (dirigés par Donald Trump mais avec le soutien du Parti démocrate) ont enclenché en 2018 une « guerre commerciale » contre l’Empire du milieu.

    Si le creusement du solde de la balance commerciale entre les États-Unis et la RPC constitue une preuve indéniable de « l’avantage » commercial chinois, le véritable bénéficiaire n’est pas nécessairement celui auquel on pense. C’est la thèse que défendent les économistes Rémy Herrera, Zhiming Long, Zhixuan Feng et Bangxi Li 7 en s’appuyant sur le concept d’« échange inégal ». Forgé par Arghiri Emmanuel puis approfondi par Samir Amin, l’« échange inégal » désigne le transfert de valeur qui s’opère des pays en développement vers les pays « développés » à travers le commerce de biens et de services dont la production nécessite un nombre d’heures de travail humain sensiblement différent. L’échange d’un tracteur contre une certaine quantité de café est certes égal en terme nominal, le prix des deux termes est le même, mais la quantité de travail qu’il aura fallu pour les produire ne l’est pas.

    À mesure que le transfert de valeur des États-Unis vers la Chine se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause.

    À partir de deux méthodes de calculs différentes, les auteurs tentent une démonstration économétrique visant à établir l’inégalité de l’échange entre les États-Unis et la Chine. Ils concluent ainsi qu’« entre 1978 et 2018, en moyenne, une heure de travail aux États-Unis a été échangé contre près de 40h de travail chinois ».

    Néanmoins, on observe une baisse considérable de l’échange inégal entre les deux pays sur cette même période. En 2018, 6,4h de travail chinois étaient en moyenne échangées contre une heure de travail des États-Unis. Une explication à cela tient dans la stratégie de développement chinoise grâce à laquelle les biens et les services de haute technologie représentent aujourd’hui plus de la moitié des exportations du pays 8 .

    À mesure que le transfert de valeur des États-Unis vers la Chine se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause. Or, si les Chinois ne peuvent accepter plus longtemps la domination économique américaine, les États-Unis ne sauraient abandonner un des fondements de leur prospérité sans livrer bataille.

    Cette contribution a selon nous le grand mérite de poser la question de l’actualité de la théorie marxiste de la valeur pour l’analyse de l’économie mondiale, à l’heure où celle-ci est pratiquement oubliée – ou ignorée – par une gauche française, qui tend à faire du débat sur la « valeur-travail » une question morale.

    Le numéro 73 d’ Actuel Marx offre de précieux éclairages sur les liens entre parti et État, le régime économique intérieur et les relations commerciales entre la Chine et le reste du monde – autant de questions sur lesquelles la grille de lecture marxiste s’avère féconde. C’est tout juste si l’on regrettera que le paradoxe central qui vient à l’esprit de tout observateur – l’omniprésence de la pensée marxiste dans un régime caractérisé par de fortes inégalités et une répression des conflits ouvriers – ne soit qu’effleuré…

    Notes :

    1 Sperber, Nathan. « Les rapports entre parti et État en Chine aujourd’hui : une clé de lecture soviétique », Actuel Marx , vol. 73, no. 1, 2023, pp. 21-39.

    2 Le centralisme démocratique, tel qu’établi par Lénine, consiste dans le devoir qu’a la minorité de respecter la majorité, et l’organe inférieur de suivre l’organe supérieur, en échange du fait que toutes les institutions du Parti soient gouvernées par des élections démocratiques.

    3 Ducange, Jean-Numa, et Nathan Sperber. « Marxismes chinois et analyses marxistes de la Chine : les défis du XXIe siècle », Actuel Marx , vol. 73, no. 1, 2023, pp. 10-20.

    4 Xiaoming, WU, et Qi Tao. « Modernisation à la chinoise et possibilités d’une nouvelle forme de civilisation », Actuel Marx , vol. 73, no. 1, 2023, pp. 78-93.

    5 Il est estimé que, depuis les quarante dernières années, le nombre de Chinois vivant sous le seuil de pauvreté tel que défini par la Banque mondiale (1,9 $ par jour et par personne) a diminué de 800 millions.

    6 Murthy, Viren. « Le « tianxia » selon Zhao Tingyang : l’ordre du monde de Confucius à Mao », Actuel Marx , vol. 73, no. 1, 2023, pp. 64-77.

    7 Herrera, Rémy, et al. « Qui perd gagne. La guerre commerciale sino-étasunienne en perspective », Actuel Marx , vol. 73, no. 1, 2023, pp. 40-63.

    8 La hausse du niveau des salaires en Chine est aussi un facteur explicatif. La rémunération du travail dans les pays du Sud et la « mauvaise » spécialisation sont débattues comme causes de l’échange inégal entre Samir Amin et Arghiri Emmanuel. Voir : http://partageonsleco.com/2022/06/13/lechange-inegal-fiche-concept/.

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      Les villes dirigées par les écologistes : un enfer !

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 15 March, 2023 - 04:00 · 8 minutes

    Par Philbert Carbon.

    En 2020, Europe Écologie-Les Verts (EELV) a remporté les élections dans huit grandes villes : Annecy, Besançon, Bordeaux, Grenoble, Lyon, Poitiers, Tours et Strasbourg – sans compter celles où le parti appartient à la majorité municipale comme à Marseille, Montpellier, Nancy ou Paris. Presque trois ans après leur installation, leur bilan n’est guère brillant.

    À peine élus, les maires écologistes ont défrayé la chronique avec des déclarations à l’emporte-pièce. On se souvient de Pierre Hurmic (Bordeaux) annonçant qu’on « ne mettra pas des arbres morts [i.e. des sapins] sur les places de la ville » au moment de Noël ; de Léonore Moncond’huy (Poitiers) affirmant que « l’aérien ne doit plus faire partie des rêves d’enfants d’aujourd’hui » pour justifier la réduction des subventions municipales aux deux aéroclubs de la ville ; ou encore de Grégory Doucet (Lyon) s’en prenant au Tour de France qui véhiculerait « une image machiste du sport » et ne serait pas « écoresponsable » avec tous ses véhicules, ses déchets et tous « les petits objets, les goodies , les machins qui sont jetés par la caravane ».

    Une gestion idéologique

    Mais les édiles verts ne se contentent pas de parler. Ils agissent en ne perdant jamais de vue qu’ils mènent un combat idéologique.

    À Grenoble, par exemple, le maire Éric Piolle (élu depuis 2014) a souhaité autoriser le burkini dans les piscines municipales et imposé le menu végétarien dans les cantines scolaires.

    À Lyon, le menu sans viande est également préconisé, ainsi que le budget genré qui permettra de vérifier que les dépenses municipales bénéficient autant aux femmes qu’aux hommes.

    À Bordeaux, la municipalité a mis en place un plan de prévention et de lutte contre les « LGBTphobies » prévoyant, entre autres, des passages piétons arc-en-ciel, l’illumination de la porte de Bourgogne aux couleurs arc-en-ciel chaque 17 mai (Journée internationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie), l’organisation d’un « Mois des fiertés » en juin.

    À Tours, le maire Emmanuel Denis a prévu de bâtir une Maison de l’Hospitalité dédiée à l’accueil des migrants.

    Dans le magazine municipal Poitiers Mag , Léonore Moncond’huy a fait la promotion de la manifestation publique organisée, les 17 et 18 septembre 2022, par l’association Alternatiba, au cours de laquelle les extrémistes d’Extinction Rébellion ont organisé des ateliers de désobéissance civile .

    À Annecy, la mairie a installé des distributeurs de protections périodiques gratuites et biologiques , et se targue d’être la première ville de France à avoir porté et mis en place ce dispositif à l’échelle communale.

    Quant à Anne Vignot, maire de Besançon, elle a introduit une clause de « bien-être animal » dans les marchés publics et a réalisé des travaux dans une des écoles de la ville en vue de désimperméabiliser la cour de la récréation et, par la même occasion, de la « dégenrer . »

    On pourrait passer des pages et des pages à lister les actions de ces maires qui essaient tous, semble-t-il, d’être plus écolo-progressistes les uns que les autres. Deux sujets concentrent cependant leurs attaques : l’automobile et le logement.

    Automobilistes et propriétaires dans le collimateur des édiles verts

    Sans grande surprise, les maires écologistes s’en prennent aux automobilistes.

    Tous construisent des pistes cyclables à tout-va comme à Tours, où le maire Emmanuel Denis, a fermé le pont Wilson aux voitures, un axe stratégique en plein centre-ville, au grand dam des commerçants qui voient l’accès à leur boutique compliqué. La ville reste cependant l’une des moins embouteillées de France.

    Ce qui n’est pas le cas de Bordeaux qui vient de gagner deux places dans le TomTom Traffic Index 2023 pour s’installer au deuxième rang des villes comptant le plus d’heures de bouchons.

    Ces embouteillages augmentent la pollution et le taux de CO 2 que les écologistes disent vouloir combattre. TomTom a calculé qu’à Paris les bouchons sont responsables de plus de 13 % des émissions de CO 2 liées au trafic routier.

    Des villes polluées et congestionnées, voilà donc à ce jour le résultat des politiques municipales en faveur des « mobilité douces ». La mise en place des zones à faibles émissions (ZFE) va peut-être régler le problème, au prix de l’exclusion de la plupart des Français des centres-villes.

    L’autre ennemi du maire vert, c’est le propriétaire foncier.

    Ainsi l’ encadrement des loyers (limitation des augmentations) est appliqué à Paris, Lyon et Bordeaux et leur banlieue proche. D’autres agglomérations ont demandé à rejoindre ce club en 2023 comme Grenoble et Marseille. À Paris et Lyon, on applique aussi le plafonnement des loyers (fixation d’un montant maximal). Des mesures dont les effets néfastes apparaîtront bientôt au grand jour : pénurie de logements, augmentation de la fraude et de la délinquance, ségrégation sociale, mauvaise allocation des ressources, etc., comme l’a montré une étude du think tank suédois Timbro .

    Les écologistes n’aiment pas non plus les locations touristiques de type Airbnb. Annecy, Bordeaux, Lyon, Marseille, Paris ont mis en place des restrictions pour les locations de courte durée. À Annecy , par exemple, le maire François Astorg a décidé de supprimer 52 % des meublés de tourisme (2200 au lieu de 4598 aujourd’hui).

    Par ailleurs, sur les 1136 communes autorisées par le gouvernement à appliquer une majoration de la taxe d’habitation sur les résidences secondaires , 255 l’ont effectivement mise en place. Parmi elles, Bordeaux, Grenoble, Lyon, Marseille et Paris ont décidé d’appliquer le taux maximal de majoration de 60 %. Ce sera bientôt le cas à Annecy.

    Le matraquage des propriétaires se concrétise aussi par des taux de taxe foncière élevés. Alors qu’en 2021, le taux moyen (taxe foncière + taxe d’enlèvement des ordures ménagères) dans les cinquante plus grandes villes de France était de 52,02 %, il s’établissait à 64,62 % à Poitiers, à 63,02 % à Grenoble, à 55,87 % à Bordeaux.

    Avec respectivement 50,29 % et 50,13 %, Strasbourg et Tours étaient dans la moyenne, quand Annecy, Besançon et Lyon pratiquaient des taux inférieurs à celle-ci. Mais cela risque de ne pas durer ! En 2022, la hausse moyenne de la taxe foncière était de 4,7 % dans les 200 plus grandes villes de France. Elle était de 16,3 % à Marseille, de 16 % à Tours, de 12,6 % à Strasbourg, de 8,8 % à Annecy. En 2023, la hausse sera de 52 % à Paris, de 25 % à Grenoble, de 14 % à Marseille, de 11,6 % à Tours, de 9 % à Lyon, de 5,3 % à Annecy, de 4,53 % à Bordeaux.

    Les propriétaires n’ont pas fini de payer les lubies des maires écologistes et les locataires en subiront aussi les conséquences en voyant l’offre de logements à la location se raréfier.

    La sécurité est oubliée

    En matière de délinquance, c’est également la hausse qui prévaut.

    Certes, les maires ne sont pas seuls responsables de la situation mais leur inaction dans ce domaine entraîne immanquablement une hausse de la délinquance. Hostiles aux polices municipales et à la vidéosurveillance au début de leur mandat, beaucoup d’entre eux sont en train de réviser leur jugement.

    Il faut dire que Lyon, Bordeaux, Paris, Grenoble sont dans le top 10 des villes les plus dangereuses de France. Marseille et Montpellier ne sont pas loin. La délinquance a augmenté de 26,5 % à Lyon en 2021, de 7 % à Bordeaux, de 6 % à Strasbourg. Annecy, Besançon, Tours et Poitiers, de taille plus modeste, sont plus paisibles, mais la criminalité y progresse aussi : + 27,4 % à Tours ; + 15 % à Annecy ; + 7,8 % à Poitiers.

    Ce sont notamment les questions de sécurité qui ont fait chuter Lori Lightfoot à Chicago . La maire n’a pas réussi à se faire réélire pour un second mandat. C’est la première fois qu’une telle chose arrive depuis 1983. C’est aussi la première fois que les Démocrates perdent la ville depuis 1931. Les électeurs ont sanctionné celle qui n’a pas empêché les homicides de progresser de 51 % et les carjackings de 204 % ! Peut-être ont-ils aussi voulu de se séparer d’une wokiste indécrottable : noire, féministe et homosexuelle, elle avait exigé, par exemple, en mai 2021, n’être interviewée que par des journalistes issus des minorités .

    Les entreprises fuient les villes écolos

    Lori Lightfoot menait également une politique écologiste déterminée. Le site internet de la ville indique que « Chicago est chef de file en matière d’initiatives environnementales innovantes, et le développement durable est au cœur de ses politiques. Du plan d’action climatique de Chicago aux investissements ciblés de la ville en matière d’efficacité énergétique, Chicago intègre le développement durable dans les lieux de travail, de vie, d’apprentissage et de loisirs de ses habitants, tout en se préparant à un avenir résilient ».

    Politiques environnementalistes offensives, augmentation de l’insécurité, difficultés à se loger et à se déplacer… tout cela fait fuir les entreprises. Le milliardaire Kenneth Griffin , fondateur du hegde fund Citadel a ainsi annoncé qu’il transférait son siège social de Chicago à Miami en raison de l’augmentation de la criminalité et de la mauvaise gestion de l’État de l’Illinois. Caterpillar, Boeing et Tyson Foods ont, elles aussi, déjà quitté Chicago.

    À Barcelone, la maire écologiste Ada Colau entend réduire le tourisme de masse et lutter contre la spéculation. Elle refuse d’agrandir l’aéroport, ferme certains lieux touristiques, sanctionne les entreprises pour mauvaise gestion des déchets. Airbnb est quasiment interdit. Des immeubles résidentiels appartenant à des banques ont été expropriés pour en faire des logements sociaux. Tout cela sur fond de velléités séparatistes au niveau régional.

    Plus de 7000 entreprises ont ainsi quitté la Catalogne , dont la moitié pour la région de Madrid où les impôts sont moins élevés et le climat plus favorable aux affaires.

    Il est encore trop tôt pour savoir si les villes françaises dirigées par les écologistes perdent leurs entreprises. Mais il n’est pas exclu que les effets observés à Barcelone et Chicago se produisent aussi à Grenoble, Tours ou Lyon.

    Sur le web

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      Solitude + Pornhub, ou le triomphe du Moi tout seul

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 10 March, 2023 - 03:40 · 5 minutes

    63 % des jeunes Américains et 34 % des jeunes Américaines sont célibataires . 30 % des Américains adultes sont seuls (ni marié, ni partenaire). 30 % des jeunes Américains et 20 % des jeunes Américaines ont vécu une année complète (2019) sans la moindre relation sexuelle . Seulement la moitié des jeunes Américains célibataires cherchent une partenaire. D’après Fred Rabinowitz, psychologue et professeur à l’Université de Redlands, ces célibataires consomment énormément de porn en ligne et semblent s’en contenter. Sympa !

    Durant le premier confinement lié au covid — comme tout cela paraît loin, quasiment le Moyen Âge ! — je me rendais tous les matins au bureau, à Bruxelles. Soyons honnêtes : je n’ai pas le profil du bon Samaritain. Je ne me lève pas le matin en me demandant comment je vais aider mon prochain : je me lève à 5 h 30 pour travailler, et c’est tout. Or, durant ce premier confinement, cinq de mes voisins sont venus me demander de l’aide. Fallait-il qu’ils n’aient vraiment aucune alternative ! (rappelons que durant le premier confinement, obtenir la visite d’un professionnel était à peu près aussi aisé que la visitation du Saint-Esprit).

    Dring ! Voici ma voisine française de 80 ans, qui suit des cours d’italien en ligne : son ordinateur s’est « bloqué ». Je l’éteins, je le rallume : bingo, ça marche, ce qui tombe bien car je venais d’épuiser mes compétences informatiques. Ma voisine me remercie comme le messie, car, m’explique-t-elle « cet ordinateur qui est en panne depuis trois jours est mon seul accès au monde ! »

    Le voisin du premier colle un post-it sur la porte du bureau : « Pardon de vous déranger, je suis le voisin du premier, je n’ai plus d’eau chaude, pourriez-vous me dire si vous en avez et sinon que faire ? Merci ! » Hop, d’informaticien, je passe chauffagiste.

    La voisine du dessous, une Allemande qui travaille pour une organisation syndicale européenne, ne m’a jamais adressé la parole en une année complète. Voilà-t’y pas que, me croisant dans l’entrée, malgré son masque intégral elle m’agrippe littéralement pour se présenter (après un an !) et échanger sur le sujet qui semble fort la préoccuper : « Mais comment tout cela va-t-il finir ? » et patati, et patata, la voici soudainement bavarde comme une commère latine.

    Les ratiocineurs dans mon genre aimant à réfléchir, je me suis demandé ce qui me valait ces assauts de sociabilité. La détresse de tous ces gens ? Sans aucun doute. Mais pourquoi moi ? Eh bien, parce que ces voisins avaient tous un point commun : ils étaient seuls (selon toute vraisemblance, ils le sont toujours). Seule au monde, la Française âgée ; complètement isolé, le sympathique du premier ; seule et telle une âme en peine, l’Allemande du deuxième. Tous, seuls.

    50 % des Parisiens vivent seuls . La proportion n’est probablement pas très différente à Bruxelles ou Londres . Seuls, avec Pornhub. Ce qui est probablement pire que seul — et je ne suis pas bégueule.

    Comment expliquer ces évolutions étourdissantes en volume comme dans leur rapidité ? On avance des explications ponctuelles, du type : les jeunes femmes sont désormais mieux diplômées que les jeunes hommes (60 % des baccalauréats vont à des femmes). Or, elles ne veulent pas se mettre en couple avec moins bien lotis qu’elles-mêmes. Bad luck, pal ! Cela paraît plausible. Mais à la marge.

    Quand un phénomène concerne la majorité de nos semblables, son explication réside par définition dans l’ontologie de l’époque. Par ontologie, j’entends la structure fondamentale de notre être au monde, au sens de Martin Heidegger.

    Je soutiens l’idée que nous assistons à l’exaspération d’une ontologie apparue au XX e siècle, celle du Moi-souverain, qui rejette toute forme de hiérarchie et se rebelle contre toute contrainte afin de revendiquer la primauté et l’absolutisme du Soi. À la charnière du XIX e siècle et du XX e siècle, émergeait celui qu’ Ortega y Gasset nomme l’homme-masse, qui n’eut de cesse de secouer les jougs hérités du passé. Son vouloir absolu entend se susbtituer aux hiérarchies des siècles. Ortega y Gasset soutient que le communisme et le fascisme sont deux manifestations de cette ontologie nouvelle, celle d’un vouloir dévastateur, qui revendique avec fureur le droit d’avoir tort. Car, toute contrainte, norme ou tradition est désormais un mal en soi.

    Toutefois, cette expulsion des traditions et la destruction de tous les contrats est encore incomplète. L’impérieux vouloir du XX e siècle reste collectif. Les idéologies du XXI e siècle — wokisme, écologisme , boboisme, dégénérescence du libéralisme —  viennent parachever le travail.

    Peu construites sur le plan théorique, les idéologies du XXI e siècle sont les parfaites expressions du Moi-souverain , reflétant son égocentrisme, sa versatilité, son refus de toute contrainte. Je suis ce que je veux si, quand et parce que je l’ai décidé ! La souplesse, le polymorphisme de ces idéologies reflètent le caprice d’un enfant gâté, ce Moi « plein de lui-même tel un joli petit paquet » (William Thackeray).

    La citadelle ultime du Moi, c’est moi. Quand j’ai rejeté toute espèce de contrainte, il ne reste que moi. Moi, c’est-à-dire la seule contrainte que je dois bien souffrir, si je veux rester présent au monde. Ce moi houellebecquien, vaseux, minable, dérisoire empereur d’une royaume de deux pièces, qui passe son temps à geindre sur l’évolution d’une société qu’il incarne pourtant. Car il en est la cause.

    Une génération qui préfère Pornhub, entre deux Deliveroo, aux vertiges infinis de la sexualité réelle ne paraît pas promise à un brillant avenir. Nous allons devoir redécouvrir les vertus, les séductions, les contraintes et les promesses infinies de l’altérité. Démiurgique et passionnant programme !

    Article d’abord publié par l’hebdomadaire flamand ‘t Pallieterke

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      En Russie, la littérature pour enfants devient une arme de propagande

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 12 February, 2023 - 03:40 · 10 minutes

    Par Laure Thibonnier-Limpek et Svetlana Maslinskaia .

    En Russie, l’offre culturelle se transforme sous l’effet indirect des lois adoptées par les députés depuis le 24 février 2022. C’est notamment le cas dans le domaine de la littérature jeunesse, où des activistes et des spécialistes des questions culturelles favorables au régime ont appelé à restreindre l’accès des jeunes lecteurs à certains livres, voire à les interdire, visant surtout les ouvrages qui diffuseraient les «valeurs occidentales », comme ceux de J. K. Rowling .

    Le 13 décembre 2022, Vladimir Poutine a appelé le gouvernement à adopter des mesures susceptibles de populariser parmi la jeunesse « les héros de l’histoire et du folklore russe conformes aux valeurs traditionnelles ». Un objectif immédiatement soutenu par une partie des spécialistes des politiques culturelles .

    Il existe en Europe une tradition de régulation de la lecture enfantine par les adultes afin de transmettre à la jeune génération des connaissances et des valeurs communes. Généralement, les États optent pour la voie de la recommandation : ils font élaborer et diffusent des listes d’œuvres dont la lecture est recommandée aux enfants. Mais lorsque la littérature pour enfants devient une arme de propagande, le pouvoir utilise la censure pour restreindre l’accès des lecteurs aux textes qui, de son point de vue, menacent l’idéologie dominante. C’est ce qui se passe aujourd’hui en Russie.

    La doctrine patriotique et les livres pour enfants dans la Russie actuelle

    Désormais, la politique russe en matière de littérature jeunesse repose principalement sur l’idée que celle-ci doit transmettre des « valeurs spirituelles et morales traditionnelles » qui seraient propres à la Russie. Plusieurs lois fédérales encadrent l’édition jeunesse :

    Ce dernier document définit ainsi les « valeurs spirituelles et morales traditionnelles » :

    «La vie, la dignité, les droits et libertés de l’Homme, le patriotisme, le sens civique, le service de la Patrie et la responsabilité envers son destin, de hauts idéaux moraux, une famille solide, un travail créatif, la priorité du spirituel sur le matériel, l’humanisme, la charité, la justice, l’esprit collectif, l’entraide et le respect mutuel, la mémoire historique et la continuité des générations, l’unité des peuples de Russie. »

    Le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, Nikolaï Patrouchev, a déclaré le 30 mai 2022 que l’État devait commander plus de produits culturels susceptibles de « préserver la mémoire historique, susciter la fierté nationale et la formation d’une société civile mature consciente du rôle qu’elle a à jouer dans son développement et sa prospérité ».

    Selon la vision conservatrice du gouvernement, la Russie aurait été tout au long de son histoire encerclée par des ennemis déterminés à la détruire. Cette volonté de démantèlement de la Russie aurait culminé avec la Seconde Guerre mondiale, laquelle est largement ramenée, dans le récit déployé par les autorités russes, au triomphe de l’URSS sur le nazisme allemand, triomphe dont la Russie actuelle serait la seule héritière .

    L’art et l’éducation doivent donc inculquer aux jeunes cette idée que la Russie d’aujourd’hui est avant tout le pays qui a sauvé le monde du nazisme en un effort héroïque dont aucun aspect ne saurait être remis en question. Les évocations de faits historiques susceptibles d’assombrir cette vision irénique (rappel du pacte Molotov-Ribbentrop, des erreurs des dirigeants, de la quantité colossale des pertes humaines dont une partie au moins aurait probablement pu être évitée, etc.) sont considérées comme des falsifications de l’histoire et sont poursuivies en vertu de la loi fédérale n°278-FZ du 01.07.2021 Sur les modifications de la loi fédérale « Sur la commémoration de la victoire du peuple soviétique dans la Grande Guerre patriotique de 1941-1945 ».

    « L’Arbre de Noël d’armoise »

    Les mésaventures que subit actuellement le roman d’Olga Kolpakova L’Arbre de Noël d’armoise illustrent parfaitement les conséquences du durcissement du régime sur ces questions.

    Le livre, sorti en 2014 chez la maison d’édition Kompas Guide , a remporté en 2019 le prix Piotr Erchov, attribué à des ouvrages destinés à la jeunesse, dans la catégorie « meilleure œuvre patriotique pour la jeunesse ».

    Cependant, à l’été 2022, le département de politique intérieure de la région de Sverdlovsk (Oural) a donné aux bibliothèques la consigne orale de retirer le livre du libre-accès . Les bibliothèques ne peuvent plus prêter ce livre aux mineurs, ni l’utiliser dans leurs manifestations à destination du jeune public. Comment un livre jusque là salué par les enseignants et les fonctionnaires a-t-il pu faire l’objet d’une telle interdiction ?

    La protagoniste du roman, qui se déroule durant la Seconde Guerre mondiale, est une fillette de cinq ans, Marihe, du diminutif allemand Mariechen (petite Marie). Elle vit près de Rostov-sur-le-Don avec sa famille qui parle allemand et ne connaît que quelques rudiments de russe car elle appartient au groupe des Allemands de Russie .

    De même que les Allemands de la Volga , dont le sort tragique est plus connu, ces Soviétiques descendent des populations germaniques installées dans l’Empire de Russie dans la seconde moitié du XVIII e siècle. Catherine II les avait invitées pour peupler et cultiver les terres nouvellement rattachées à l’Empire de Russie dans les régions de la Volga, du sud de la Russie et de l’est de l’Ukraine actuelles. Dans les quelque 150 années suivantes, il n’y a pas eu, les concernant, de politique de russification ni d’assimilation massive. Les communautés allemandes formaient des villages entiers. La pénétration de la langue russe s’est faite de manière hétérogène, au gré des trajectoires sociales. La différence de religion a joué un rôle, limitant les mariages interconfessionnels dans lesquels le russe aurait pu devenir la langue commune. L’école n’a pas non plus pu imposer la langue russe puisqu’elle n’était pas obligatoire.

    En 1941, lorsque l’avancée des troupes nazies menace ces régions, les hommes valides sont envoyés au front et leurs familles, dont celle de Marihe, sont déportées en Oural et en Sibérie.

    La narration est menée du point de vue de la fillette. Ainsi, l’auteure décrit les événements historiques des années 1941-1942 tels qu’ils ont pu être perçus par un jeune enfant. Ce texte écrit « en se mettant à genoux », selon l’expression d’ Erich Kästner , ce regard enfantin, construit une voix narrative sincère et chargée d’émotions exprimant une nette position antifasciste.

    Kolpakova puise aussi dans la tradition littéraire des XIX e et XX e siècles pour décrire l’enfance malheureuse de Marihe. L’intrigue reprend les événements majeurs de cette représentation : la séparation avec un des parents, l’errance, la vie chez des étrangers, la mort d’un proche (frère, sœur, mère ou père), l’éloignement puis la rencontre fortuite avec des amis ou des parents, la faim, le dénuement, la maladie, l’aide providentielle d’étrangers, le travail physique éprouvant…

    La fillette décrit ainsi la faim :

    Au printemps, ma grand-mère s’est mise à faire de la soupe avec des orties, des pissenlits et de l’aneth. Parfois, Lilia allait chercher de l’oseille dans la montagne. De l’eau et des orties, ce n’est vraiment pas bon, surtout sans sel ni pommes de terre. Je pleurais, je ne voulais pas manger cette mixture.

    Ces privations matérielles sont présentées comme des épreuves qui font grandir.

    Le regard naïf porté par Marihe sur le contexte politique est contrebalancé par la prise de position tranchée de l’auteur contre le fascisme. L’enfant donne sa tonalité éthique au récit :

    « Dans toute nation, il y a des gentils et des méchants, des personnes bonnes et mauvaises, cupides et généreuses. Ceux qu’on appelait désormais « nazis”, c’étaient les Allemands méchants. Voilà ce que papa avait dit. »

    Censure et harcèlement

    Mais en juin 2022, dans le cadre de ses charges administratives, Ivan Popp, maître de conférences à l’Université pédagogique de l’Oural, expertise le livre à la demande du gouvernement de la région de Sverdlovsk.

    Selon ses conclusions , le roman « déforme les faits historiques, spécule et invente des légendes » et « suivant la tendance libérale européenne, compare l’Union soviétique avec l’Allemagne fasciste […], falsifie les faits historiques et discrédite les dirigeants et l’histoire » russes. Svetlana Outchaïkina, ministre de la Culture de la région de Sverdlovsk, s’est appuyée sur cette analyse pour exiger, à travers une circulaire confidentielle , le retrait du livre des bibliothèques pour enfants.

    À la mi-juillet 2022, Olga Kolpakova met en ligne le texte de Popp et rapporte des cas de retrait de l’ouvrage du libre accès de certaines bibliothèques. Cette annonce émeut les écrivains pour la jeunesse et les spécialistes de la lecture enfantine qui publient sur les réseaux sociaux des textes soutenant le roman et critiquant l’analyse qu’en a faite Popp , et qui continuent de relayer les annonces relatives à sa situation. Des écrivains ont aussi lancé un mouvement pour soutenir financièrement l’auteur et son éditeur. Le Moskauer Deutsche Zeitung , revue bihebdomadaire rédigée en allemand et russe, a pris position en faveur du livre et des écrivains pour enfants ont écrit au gouvernement de la région de Sverdlovsk pour défendre l’ouvrage et son auteure. Evguéni Roïzman, ancien maire d’Ekaterinbourg (la plus grande ville de l’Oural) aujourd’hui prisonnier politique , a également soutenu le livre. L’éditeur a demandé à l’Institut de littérature de l’Académie des sciences russe, la Maison Pouchkine, de procéder à une analyse littéraire du roman.

    Ce rapport d’expertise , rédigé par le Centre de recherche sur la littérature pour enfants, souligne la qualité littéraire et didactique du roman de Kolpakova. Après l’avoir lu, le gouverneur de la région de Sverdlovsk, Evguéni Kouïvachev, a déclaré en août 2022 que l’interdiction du livre était inadmissible.

    Aucune décision officielle n’a suivi, si bien que les bibliothèques continuent de retirer le roman de leurs rayons .

    Malgré la chape de plomb qui pèse sur la Russie aujourd’hui, ce soutien multiforme, y compris de la part d’un responsable haut placé comme Kouïvachev, montre qu’il existe quand même encore un petit espace de débat dans la Russie d’aujourd’hui. Pour autant, à l’instar du sort réservé au livre Un Été en cravate de pionnier , d’Elena Silvanova et Katerina Malisova, faisant l’objet de poursuites pour propagande LGBT+ , la censure de L’Arbre de Noël d’armoise fait peser de sérieuses inquiétudes sur le climat intellectuel dans lequel grandissent les enfants russes. Cet épisode révèle des mécanismes de contrôle des esprits dont l’impact sur la société russe risque de se faire sentir encore longtemps. The Conversation

    Laure Thibonnier-Limpek , Enseignant-Chercheur à l’Institut des Langues et Cultures d’Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie (ILCEA4), membre du Centre d’Etudes Slaves Contemporaines, Université Grenoble Alpes (UGA) et Svetlana Maslinskaia , Professeur de littérature russe invitée à l’ILCEA, Université Grenoble Alpes (UGA)

    Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’ article original .

    The Conversation

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      Quand les bibliothèques municipales versent dans l’idéologie

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 3 February, 2023 - 04:05 · 4 minutes

    Dans le cadre du mois de la petite enfance organisé par la mairie écologiste de Bordeaux jusqu’au 11 février prochain, la bibliothèque municipale Mériadeck offre un grand nombre d’animations sur le thème de l’égalité filles-garçons. Parmi elles, un atelier maquillage destiné aux enfants à partir de 18 mois provoque la polémique : il est animé par Serge, un drag queen, autrement dit un homme ostensiblement travesti en femme. Tous les parents ne voient pas d’un bon œil le fait que leurs très jeunes enfants soient exposés à une sexualité aussi assumée et « spectaculaire ».

    La mairie de Bordeaux se défend : « Ces artistes savent s’adapter à leur public. On veut juste montrer qu’on peut faire les choses parce qu’on a envie de les faire et pas en fonction des stéréotypes. » L’idée est en effet de proposer aux enfants de se maquiller, à l’instar de Serge, quel que soit leur sexe.

    Une question de contexte

    Que les petits garçons aient la possibilité de se maquiller comme les petites filles n’est pas choquant en soi ; s’ils en ont envie, pourquoi les en empêcher ?

    L’initiative devient critiquable si on la replace dans son contexte : un atelier sur l’égalité des sexes. L’égalité passe-t-elle par la transformation ? Les individus sont-ils plus égaux lorsqu’ils se ressemblent ? Faut-il gommer les différences pour disposer des mêmes droits, des mêmes devoirs, des mêmes possibilités ? Le personnel de la bibliothèque présuppose que l’on ne respecte que ce que l’on a expérimenté soi-même. Un garçon n’ayant jamais souligné son regard d’un trait de kohl ne peut-il pas comprendre et respecter les femmes ? Étrange tout de même…

    Par ailleurs, on sait bien que la majorité des enfants n’aiment pas être exposés à la sexualité des adultes.

    Qu’un mini-couple totalisant huit ans à deux joue à « touche-pipi » ou s’embrasse sur la bouche ne signifie pas qu’il a envie de comprendre la sexualité des adultes qui l’entourent. Les enfants vont à leur rythme. Il faut leur laisser le temps d’explorer. C’est aussi à cela que servent les livres : les petits lecteurs s’en saisissent, les feuillettent et les referment lorsque les textes ou illustrations les mettent mal à l’aise. Comment peuvent-ils échapper à une animation devant laquelle ils sont placés par des adultes dont on peut se demander au passage quelle est la motivation profonde…

    Cet atelier n’étant pas proposé dans le cadre scolaire, rien n’oblige les parents bordelais à y inscrire leurs enfants.

    Mettons donc de côté pour un moment les questions psychologiques et éducatives pour nous intéresser à quelques considérations financières : avec ses 27 000 m 2 , la bibliothèque Mériadeck est l’une des plus grandes bibliothèques municipales de France. Elle doit son nom au prince cardinal de Rohan, Ferdinand Maximilien Meriadec, archevêque de Bordeaux, qui offrit des terres à la ville. Elle dépense plus de 11 millions d’euros chaque année pour des recettes de 66 000 euros… Chaque Bordelais contribue donc à hauteur de plus de 40 euros par an au fonctionnement de cette bibliothèque. Cela représente plus de 200 euros pour une famille de 5 personnes… Partir du principe que toutes les familles bordelaises sont d’accord de consacrer cette somme à des choix culturels aussi marqués me semble pour le moins risqué et malhonnête.

    Au grand dam des idéologues de tout poil, l’écrasante majorité des parents souhaitent que leurs enfants aient accès aux œuvres classiques. Ils sentent bien que l’édification se fait par la lecture des contes de fées, des fables de La Fontaine et des nouvelles de Maupassant, non par des ateliers verts, égalitaires et citoyens. On risque de les pousser à l’exaspération comme dans l’État du Montana aux États-Unis où l’on projette d’ interdire les « lectures drag » dans les bibliothèques recevant de l’argent public.

    L’argent public ne doit servir aucun Dieu

    Je ne vis pas à Bordeaux mais j’ai arrêté de fréquenter la bibliothèque de ma ville lorsque j’ai compris qu’on avait envoyé Shakespeare croupir à la cave pour le remplacer par un rayon enfants « cote 300 – Vivre ensemble » comprenant notamment : Je ferme le robinet ; J’ai deux papas qui s’aiment ; Amin sans papiers ; Voyage au pays du recyclage . Si des bibliothécaires souhaitent véhiculer leurs choix de société par l’intermédiaire des lectures et animations, qu’ils le fassent dans un cadre privé. Chacun choisira alors de payer pour un catalogue féministe, écologiste ou cancel-culturiste. L’argent public ne doit servir aucun Dieu.

    Il reste la question du happening : une bibliothèque n’est pas une salle de spectacle !

    Elle est un lieu de concentration. Comment entrer dans les langues de Montaigne, de Montesquieu ou de Mauriac, pour ne prendre que les « 3 M » bordelais, en étant cerné par des ateliers maquillage, papier mâché ou frissons ?

    Georges Bernanos écrivait :

    « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas tout d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ».

    Les bibliothécaires ont finalement rejoint la conspiration. Ils sont recrutés davantage pour leurs capacités d’animateurs que pour leur culture littéraire ou leur érudition. Internet regorge de ressources pour « monter des animations lecture ». Pourtant, la lecture est le contraire de l’animation.

    Tiens, il faudrait inventer des lieux qui mettraient de beaux et grands livres à disposition d’un public à la recherche de calme, d’intériorité, de profondeur et de distanciation…

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      La dégringolade idéologique de la nouvelle gauche woke

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 25 January, 2023 - 04:00 · 11 minutes

    La gauche a besoin d’une idéologie, contrairement à la droite. Elle prétend en effet penser le devenir des sociétés et instaurer la justice, principalement par l’égalité. La droite agit avec pragmatisme, en tenant compte rationnellement des contraintes du réel mais elle n’éprouve pas le besoin de dessiner un idéal à atteindre. La gauche est plutôt idéaliste, la droite plutôt réaliste.

    Un idéal à atteindre suppose une construction intellectuelle plus ou moins ambitieuse qui détermine la voie à suivre. C’est là que les difficultés commencent. Les véritables idéologies se prétendant conception générale du monde ( weltanschauung ) ont disparu depuis longtemps et ne réapparaîtront pas. Nous avons appris la modestie et savons que notre approche de l’univers est très partielle et très évolutive. Nous pouvons construire des modèles (physiques, biologiques, sociologiques, économiques, etc.) mais ils ne constituent qu’un cadre d’analyse imparfait et constamment remis en cause.

    La gauche d’antan, idéaliste et sûre de ses valeurs reposant sur une idéologie, a donc disparu. Le cadre conceptuel rappelé ci-dessus ne permet plus de croire en des valeurs intangibles déterminant le futur. Nous essayons de faire au mieux en nous adaptant. Voilà la définition même du pragmatisme. Il en résulte une déliquescence de la pensée de gauche qui débouche aujourd’hui sur des concepts faibles connus sous les vocables de wokisme ou intersectionnalité.

    Examinons à grandes envolées la genèse de la décadence de la pensée de la gauche socialiste.

    La chute : du marxisme à la démagogie redistributive

    Les idéologies envisageaient au XIX e siècle de prendre le relais des religions.

    Ce fut un échec complet, comme on le constate aujourd’hui. Les religions ne fournissent pas une explication plus cohérente de l’humanité et de son rapport à l’univers mais elles sont à la portée du plus grand nombre par un métarécit accessible et illustré par des légendes rapportées par de vieux livres (Torah, Bible, Coran) et abondamment utilisées par l’art. L’aspect purement rationnel des idéologies a entraîné leur échec et leur disparition. L’ambition naïve de leurs fondateurs, en particulier celle de Marx, consistait à proposer une conception générale du monde fondée sur une analyse rationnelle.

    L’une des premières phrases du Manifeste du parti communiste (1848) l’illustre bien : « L’histoire des sociétés n’a été que l’histoire des luttes de classes ».

    Cette phrase trace le cadre : une interprétation globale de l’histoire des sociétés humaines, une authentique weltanschauung . L’autre texte majeur du marxisme, Le Capital, Critique de l’économie politique (1867), analyse en profondeur le fonctionnement du capitalisme. Selon Marx ce dernier repose sur l’appropriation par les détenteurs du capital (la bourgeoisie) de la plus-value générée par le travail des ouvriers (le prolétariat). Seul le travail crée de la valeur mais les propriétaires des moyens de production captent cette valeur et décident de son affectation (salaires, profits, investissements). Il en résulte une lutte des classes , moteur de l’histoire.

    Les partis communistes et socialistes se sont construits à partir du cette vision du monde. Les communistes pensaient que seule une dictature du prolétariat pourrait éliminer la domination de la bourgeoisie. Une révolution était nécessaire pour prendre le pouvoir. Les socialistes considéraient au contraire qu’il était possible d’utiliser les institutions politiques des démocraties pour accéder au pouvoir par les élections et instaurer ensuite le socialisme.

    Qu’est-ce que le socialisme dans la première moitié du XX e siècle ?

    Une pensée dérivée du marxisme qui propose la nationalisation de tous les principaux moyens de productions (énergie, transports, sidérurgie, mines mais aussi banques, etc.). C’est de cette façon que les socialistes pensent confisquer à la bourgeoisie sa position de domination sur l’économie d’un  pays. Un deuxième aspect du socialisme consiste à mettre en place des structures publiques de solidarité financées par prélèvements obligatoires, dans les domaines de la santé, des retraites, du chômage.

    Les communistes vont échouer partout dans le monde . Il reste aujourd’hui la Chine , dont on peut prédire sans grand risque qu’elle se heurtera aux mêmes difficultés que toutes les autocraties (rigidité des structures, tétanisation des initiatives). Par contre, les socialistes vont réussir au-delà de leurs plus folles espérances. Nous le vivons chaque jour. La France est une démocratie sociale-démocrate avec des dépenses publiques de 59 % du PIB en 2021. Mais tous les pays occidentaux, y compris les États-Unis (dépenses publiques 44,9 % du PIB selon l’OCDE ), peuvent être considérés comme tels si on compare leur situation actuelle à celle qui prévalait un siècle plus tôt.

    La réussite des socialistes résulte de la capacité d’adaptation dont ils ont fait preuve. L’échec des communistes provient de l’extrême rigidité de leur doctrine et de leur fascination pour le totalitarisme. C’est la fable du chêne et du roseau de Jean de la Fontaine : le chêne se brise sous la tempête alors que les feuilles du roseau ploient mais résistent.

    Un seul exemple : le programme de nationalisations massives a été abandonné partout lorsqu’on s’est aperçu que les entreprises nationalisées étaient peu compétitives et attendaient systématiquement des apports de capitaux de l’État au lieu d’attirer les investisseurs. La France a été la dernière à nationaliser des secteurs entiers de l’économie en 1981-82 avec l’ accession au pouvoir de François Mitterrand . Mais la plupart des socialistes savaient parfaitement qu’ils commettaient une erreur majeure d’un point de vue économique. Le programme de nationalisations provenait de la nécessité de l’alliance avec le Parti communiste pour accéder au pouvoir. Les communistes n’avaient strictement rien compris au monde dans lequel ils vivaient et, adorateurs de l’URSS, ils en étaient restés au culte des nationalisations d’entreprises.

    Que proposer encore lorsque la mission historique que l’on s’était fixée a été accomplie ?

    Les partis socialistes n’ont rien trouvé car il n’y a pas d’idéologie de substitution au marxisme. Ils ont donc persisté dans ce qui avait fait leur réussite : la redistribution par la manipulation de l’argent public (prélèvements obligatoires et dépenses publiques). Mais la chute de croissance économique en Occident à la fin du XX e siècle a rendu cette redistribution beaucoup plus périlleuse politiquement. Il fallait déshabiller Pierre pour habiller Paul. La classe ouvrière elle-même s’est sentie abandonnée par les socialistes lorsque le capitalisme n’a plus été en mesure de financer par la croissance une redistribution socialiste frôlant bien souvent l’absurde.

    La démagogie redistributive a conduit une grande partie des électeurs socialistes vers d’autres horizons. Certains leaders socialistes ont alors sombré dans le populisme.

    Le délabrement : de la démagogie au populisme tous azimuts

    Les tribuns de la plèbe n’ont jamais manqué dans l’histoire. Il suffit d’avoir un certain charisme, un solide talent oratoire et de faire rêver à un futur édénique par la magie du politique. En France, Jean-Luc Mélenchon possède exactement ce profil, d’où son succès électoral. Mais fort heureusement cela n’a pas débouché sur une prise du pouvoir qui aurait amené un déclin rapide du pays et une évolution vers l’autoritarisme.

    D’un point de vue conceptuel, rien de vraiment nouveau à gauche. Quelques petits partis trotskystes survivent avec la notion de lutte des classes. Quant aux populistes, ils prétendent avoir modernisé la pensée de gauche avec l’intersectionnalité. Le conflit entre dominants et dominés, conceptualisé par Marx (bourgeois et prolétaires), reste cependant le seul et unique élément de cette analyse. Nos grands penseurs contemporains ont tout juste ajouté quelques petits cailloux à la grande architecture marxiste. La bourgeoisie capitaliste est encore l’ennemi majeur. Les dominés restent les travailleurs du monde entier et non plus seulement les ouvriers européens du XIX e siècle.

    La bourgeoisie n’existant plus au sens ancien (propriété des moyens de production) l’analyse se révèle particulièrement médiocre. Les fonds de pension, les divers OPCVM drainent l’épargne de la classe moyenne occidentale et acquièrent des participations dans le capital des grandes sociétés capitalistes ou leur prêtent des fonds par l’intermédiaire du marché obligataire. Les dépôts sur les livrets d’épargne eux-mêmes sont utilisés pour financer des entreprises (par l’intermédiaire de la Caisse des Dépôts en France). Au sens marxiste, 80 % des Occidentaux sont donc des bourgeois. L’ouvrier de 1850 ne possédait rien et pouvait tout juste survivre. Le salarié d’aujourd’hui détient au moins un livret A et parfois beaucoup plus. Le capitalisme n’a pas enrichi que les bourgeois. L’augmentation phénoménale de la production depuis deux siècles implique nécessairement une augmentation massive de la consommation et de l’épargne. Une classe moyenne patrimoniale est née.

    Mais pour des raisons politiques, voire purement électoralistes, il s’agit de valoriser le conflit et de se focaliser sur un phénomène de domination plus ou moins fantasmé. À cet égard, il est de bon ton aujourd’hui, dans certains milieux, de voir des dominants et des dominés partout. En s’inspirant de façon assez pitoyable de Karl Marx, le wokisme occidental prétend généraliser le conflit entre dominants et dominés. Les Blancs dominent les « racisés ». Les hommes dominent les femmes. Les ex-colonisateurs occidentaux dominent toujours les peuples colonisés. Les hétérosexuels sont considérés comme des dominants par rapport aux homosexuels, transgenres et autres sous-catégories. L’Homme lui-même est un prédateur qui domine la nature et l’exploite au-delà de toute mesure, mais c’est l’homme occidental, initiateur du développement économique qui est le coupable désigné.

    Il y aurait des relations systémiques, c’est-à-dire des interrelations complexes entre tous ces phénomènes de domination. Les dominants se confortent mutuellement, non pas par choix mais eu égard au fonctionnement objectif d’un véritable système de domination. L’homme blanc hétérosexuel est l’individu qui rassemble les caractéristiques du dominant dans tous les domaines. Pour peu qu’il détienne une fonction de responsabilité, il représente donc l’ennemi à abattre.

    Trois remarques générales peuvent être faites à propos de cette approche de la société par la gauche occidentale.

    Il s’agit de rassembler des minorités insatisfaites pour tenter de constituer un électorat de mécontents sur la base de promesses totalement irréalistes. Voilà la définition même du populisme . Dans chaque catégorie, il est évidemment possible de trouver des individus subissant ou ayant subi un véritable assujettissement à autrui : femmes victimes de violences masculines, personnes humiliées pour la couleur de leur peau, homosexuels se heurtant à des primates rattachés à l’espèce humaine, etc. Rassembler tout ce ressentiment en promettant la justice permet de créer des partis politiques comportant des victimes, des idéalistes et évidemment des démagogues cherchant uniquement à exploiter un filon. Ces derniers deviendront les dirigeants. En politique, ce sont toujours les réalistes amoraux qui l’emportent.

    Le culte de l’État-providence subsiste plus que jamais et atteint un niveau quasiment pathologique. Cette nouvelle gauche joue systématiquement sur l’envie , la convoitise haineuse pour proposer des prestations financées sur prélèvements obligatoires. On en arrive donc par exemple à subventionner l’essence et le gaz naturel tout en exigeant l’abandon des énergies fossiles. L’aspect le plus significatif provient de l’ écologisme militant qui préconise un changement complet de mode de vie sous forte contrainte publique et avec une prise en charge financière étatique de cette transition (isolation thermique des bâtiments, voitures électriques, protectionnisme sélectif et donc hausse des prix, etc.). Bien évidemment, une telle politique conduirait à une baisse générale du niveau de vie extrêmement rapide et totalement ingérable politiquement. On ignore toujours quel niveau de dépenses publiques (déjà 60 % du PIB en France), est considéré comme incompatible avec la démocratie pour cette gauche écologisante. Si toute initiative économique individuelle devient impossible sans recours financier à la puissance publique, le concept actuel de démocratie est abandonné au profit d’un socialisme généralisé, c’est-à-dire une forme de totalitarisme.

    L’éclectisme du propos idéologique et l’hétérogénéité du public ciblé ne permettent pas d’élaborer un programme politique cohérent. La nouvelle gauche est donc une gauche d’opposition et non une gauche de gouvernement. Elle est très éloignée de l’ancienne social-démocratie qui avait choisi un modus vivendi avec le capitalisme sur une base non explicite mais claire : « Vous, capitalistes, créez de la richesse et laissez-nous l’utiliser en partie pour améliorer le sort de nos électeurs. » Rien de tel aujourd’hui car l’ennemi est partout. Il faut détruire, « déconstruire » la démocratie occidentale qui a failli historiquement. Une telle profession de foi mène toujours soit à l’échec des populistes, soit à la dictature de ceux qui n’entendent pas se laisser annihiler. Mais jamais un programme fondé sur la seule négativité ne pourra être mis en œuvre. Il faut un espoir à terme raisonnable. Le regard infiniment pessimiste que porte cette gauche sur le monde dans lequel elle vit est à des années-lumière des promesses optimistes des sociaux-démocrates d’antan. Ils avaient réussi. Elle échouera.

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      En 2023, la sociologie est formelle : ce sera le collapse !

      Drieu Godefridi · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 17 January, 2023 - 03:30 · 4 minutes

    On dit que les contraires s’attirent. Récemment, j’accepte l’invitation à déjeuner d’une chercheuse française d’extrême gauche canal blocage de routes qui travaille à Oxford.

    Son invitation m’a paru si délicieusement non genrée (nommons-la Térébenthine) ! Comme j’ai pu le constater lors du séminaire auquel nous venons tous deux de participer, Térébenthine soutient des idées dont la radicalité ferait rougir Marx. Elle est en post-post-post-doc, l’équivalent d’un BAC+142 en sociologie.

    Pourquoi pas ? Il est intéressant de se frotter à des intelligences dont on ne partage pas les idées. Quand elles sont trop extrêmes, eh bien on le prend comme un spectacle ! Nous nous installons dans un petit restaurant bruxellois d’allure typique. Je résiste bien sûr à la tentation de tenir porte, chaise, manteau, carte et autre geste déplacé patriarcal nauséabond.

    Comme je la regarde avec le sourire benêt de celui qui ne sait pas encore s’il va manger ou s’il est lui-même au menu des appétits idéologiques de son vis-à-vis, un serveur s’approche de notre table. Dans la bonne cinquantaine, type bruxello-marollien, moustachu, rigolard ; dans un registre plus proche du Mariage de mademoiselle Beulemans que du trois étoilés Michelin à 150 euros le rince-doigt. Ce malheureux ne savait pas encore qu’il allait vivre l’expérience la plus traumatisante de son existence. Je vous livre en substance le dialogue qui s’instaure :

    « — Mademoiselle prendra un apéritif ?

    D’emblée, une erreur tragique.

    — Qu’est-ce qui vous permet de m’appeler mademoiselle ?!

    D’abord, le garçon croit à un blague ; il reprend :

    — Allez, mamzelle, qu’est-ce que tu bois ?

    Aggravation dramatique de son cas.

    — Monsieur, je vous INTERDIS d’user à mon égard de ce vocable sexiste répugnant mademoiselle . Mon état matrimonial ne vous regarde pas. Rephrasez votre question.

    Ici, le garçon commence manifestement à comprendre qu’il va vivre un moment difficile. En conséquence, il tente de s’adapter :

    — Bon, qu’est-ce que tu bois, alors ?

    — Vous me tutoyez ? (la bouche de Térébenthine se crispe de colère contenue jusqu’à ne plus former qu’un micro-ouverture d’1,5 centimètre.)

    À son tour, le garçon se rembrunit. On le sent agacé.

    — Écoute, fille …

    — FILLE ?!

    Se tournant vers moi, le garçon :

    — Dis, menneke, il y a un problème ?!

    Je ne sais pas quoi dire. Si je prends l’initiative, je prends l’initiative, ce qui est sexisto-genré. Si je ne dis rien, on reste bêtement coincés dans la phase pré-apéritive tandis que les autres clients nous regardent bizarrement. Fou, je me lance :

    — Deux cocas zéro.

    Nouvel étrécissement de la bouche de Térébenthine. On sent qu’elle prend sur elle, face à deux brutes primitives « Méprisons ! » lui crie sa belle âme (Raymond Aron).

    Nous revoici face à face. Comme Téré peine à surmonter la multi-microagression dont elle vient d’être victime, je relance la conversation :

    — Vous avez des enfants ?

    — Je me suis fait ligaturer les trompes.

    Après s’être engagée sur d’aussi prometteuses bases, la conversation roule tout au long du repas, jusqu’à ce que je suggère humblement à Téré de m’expliquer ce que nous réserve 2023 :

    — Le collapse.

    — Collapse ?

    — L’effondrement total, généralisé et sans rémission. C’est fini.

    — Voilà qui n’est guère optimiste !

    — Optimiste ? Mais, mon pauvre ami, comment pourrait-on se montrer optimiste quand la Terre brûle, que les événements extrêmes se multiplient, que des dizaines de milliards de gens sont condamnés à l’exil par le réchauffement climatique ? Comment espérer, alors que chaque jour nous décimons la nature, dont la diversité sera bientôt réduite à deux insectes et un mammifère ? (la mougeonne ?, songe-je, mais sagement je me tais). Comment…

    — Dites-moi, chère amie, dans le cadre de ce grand collapse que vous décrivez, comment envisagez-vous votre avenir ? En effet, vous êtes chercheuse en sociologie, je crois ? Ce qui signifie, dans le système académique continental, que vous êtes rémunérée avec de l’argent public, lui-même prélevé par la voie de l’impôt sur la valeur créée par les contribuables et l’économie marchande. Si ce collapse que vous annoncez se produit, est-il permis de concevoir une sorte de pessimisme sur le financement de votre indispensable scrutation des travers de l’humanité ?

    — Mais mon activité, comme vous dites, est vitale ! Comment une société qui ne réfléchit par sur elle-même pourrait-elle survivre ?

    — Dois-je en conclure que la sociologie vous paraît un besoin plus élémentaire que boire, manger, se chauffer ? Le plus vital de tous les besoins ?

    — Non ! Bien sûr qu’il y a plus important que la sociologie !

    — Par exemple ?

    — L’Art !

    Comme nous nous dirigeons vers la sortie après ce repas mémorable, j’entends résonner dans mon dos un abominable et tonitruant : « Et bonjour chez vous, MAMZELLE ! » Tandis que la salle éclate d’un rire bon enfant.

    Vils Néanderthaliens !

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      « L’amour et la guerre – Répondre aux féministes » de Julien Rochedy

      Johan Rivalland · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 7 January, 2023 - 03:50 · 17 minutes

    L’auteur, Julien Rochedy explique en quoi le problème du féminisme ne se posait pas dans son vécu personnel et celui de son entourage (masculin et féminin). Jusqu’à ce que le « féminisme idéologique » vienne pervertir le débat public et les consciences, là où ce qu’il appelle le « féminisme pratique » agissait dans le concret, le quotidien, l’amélioration des relations hommes/femmes.

    Or, selon lui, le féminisme pratique est empêché par le féminisme idéologique qui parle aujourd’hui à sa place. Que ce soit dans les universités, en politique, dans les médias, son manichéisme et son simplisme ne font que dériver vers un fanatisme inspiré par le discours et le langage plus que d’aider concrètement les femmes, bien au contraire. Toujours cette idée pernicieuse et très dangereuse de vouloir « changer le monde , de détruire radicalement l’ancien », point commun à toutes les idéologies totalitaires . Et d’imposer une pensée obligatoire n’ayant pour effet, en réalité, que d’ajouter des tensions aux relations homme/femme, d’aggraver des problèmes et par un jeu pernicieux en forme de cercle vicieux, de renforcer l’idéologie « en vertu même des problèmes qu’elle aura contribué à amplifier ». Au final, tout le monde est perdant, les hommes comme les femmes.

    D’où l’idée de Julien Rochedy de tenter de « briser les piliers narratifs » de cette idéologie pernicieuse à travers la contestation raisonnée et argumentée des quatre postulats de base qui la constituent selon lui.

    Premier postulat : la nature n’existe pas, les différences entre hommes et femmes sont culturelles

    Ce qui est frappant dès le début de l’argumentation très documentée de Julien Rochedy est l’opposition entre d’une part les faits établis, les études universitaires approfondies à l’international dont il présente les conclusions fondamentales imparables sur le caractère étonnamment stable à la fois dans le temps et dans l’espace quant aux différences des personnalités et préférences entre les sexes malgré les changements profonds du statut de la femme (tout au moins dans les sociétés occidentales), et d’autre part les affirmations du féminisme idéologique relatives à la construction du genre et le principe patriarcal.

    Faire simplement référence à la nature suffit désormais à susciter l’indignation. Le discours féministe axé entièrement sur la responsabilité de la société dans la supposée domination masculine, récuse avec vivacité toute affirmation contraire. À travers un discours aujourd’hui déifié, à l’instar de l’ensemble de ce que Jean-François Braunstein nomme la religion woke .

    Mais Julien Rochedy parvient aussi à nous faire comprendre les ressorts de cette idéologie.

    Fondée sur « la vanité de l’homme qui veut se croire absolument libre et capable de tout », en quelque sorte tout-puissant. Après que la modernité s’était rebellée contre l’idée d’un Dieu créateur, « il lui fallait nier la nature pour que l’humain fût libre, ou du moins libre de croire qu’il était libre », rejetant ainsi tout déterminisme au profit à la fois du constructivisme et du retour des théories déconstructivistes des années soixante-dix, hostiles au poids des traditions, beaucoup inspirées également du marxisme avec son idée de transformation continue de la nature humaine. Sans oublier la thèse existentialiste de Jean-Paul Sartre, définissant l’Homme comme une essence fondamentalement indifférenciée, oppressé par la société, et le fameux « on ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir.

    C’est aussi par la négation des découvertes scientifiques au profit des sciences sociales que le féminisme idéologique privilégie le genre en tant que construction sociale, éloignant au maximum la biologie et la génétique de ses considérations. Comme il éloigne aussi ses adversaires en les censurant (Julien Rochedy rappelle, entre autres, l’épisode de l’annulation de la conférence de Sylviane Agacinski en 2019 à Bordeaux faisant suite aux menaces dont elle était l’objet de la part d’associations féministes). Et fait preuve d’une confondante mauvaise foi et malhonnêteté en se référant toujours sans vergogne à des travaux ou études invalidés et disqualifiés depuis longtemps, à l’instar de ceux de l’anthropologue Margaret Mead, qui avait falsifié son supposé travail d’enquête auprès de la société primitive des Mahomans dans les années vingt, la présentant à tort comme une société pacifiée et égalitaire d’un point de vue sexuel.

    L’auteur se réfère à la psychologie sociale issue des théories scientifiques de l’évolution, auxquelles le féminisme idéologique ne semble pas s’intéresser. Il y consacre quant à lui plusieurs chapitres très documentés en réponse aux négations et démentis des féministes idéologues sur le sujet.

    Il est un fait que nos corps, notre sexualité, nos gènes, sont restés à peu près les mêmes que ceux de nos ancêtres homo sapiens . Ce qui explique en grande partie, qu’on le veuille ou non, une partie de nos comportements ainsi que les différences indéniables entre hommes et femmes, issues de la nécessité que les chasseurs cueilleurs avaient en milieu naturel et sauvage de s’organiser à l’aide d’une combinaison différenciée pour survivre et se reproduire.

    Cette situation s’est déroulée sur plus de 300 000 ans, à comparer avec les quelques 10 000 ans de sédentarisation et les quarante dernières années « d’émancipation féminine ». Or, comme le relève l’auteur, il faut plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’années pour que les gènes évoluent, expliquant ainsi les différences naturelles entre hommes et femmes tant au niveau physique que psychologique. Ce qui fait dire à Julien Rochedy, avec ironie, au sujet du féminisme actuel, souvent critique y compris de manière anachronique à l’égard des époques passées :

    On croirait parfois, à l’entendre, que les humains ont toujours vécu en centre-ville, protégés par la police et les tribunaux, avec des supermarchés et des sushis à disposition, et entièrement consacrés à leur accomplissement individuel grâce au travail et aux loisirs. Dans ces conditions, évidemment, il est facile de juger moralement les époques passées en ne comprenant pas les raisons d’une organisation différenciée entre les sexes.

    En fin de compte, plutôt que de nier le déterminisme lié à nos gènes et rejeter toute faute sur la société, mieux vaut en prendre acte pour pouvoir agir et chercher au contraire à se perfectionner. Là est la réelle condition de notre liberté.

    L’humain ne peut être libre que dans la connaissance , du monde et de lui-même : c’est bien là une vérité audacieuse qu’on nous a toujours enseignée.[…] Il est d’ailleurs paradoxal et ironique de faire remarquer que plus nous entendons parler de « sauver la nature » avec l’écologie, plus nous souhaitons anéantir celle qui pourrait bien y avoir en nous. À force de nous être éloignés de celle-ci dans nos vies, à force de n’être plus entourés que de l’artificiel, nous avons fini par penser que nous n’étions nous-mêmes faits que d’artifices, de constructions et de matières plastiques.

    Deuxième postulat : le patriarcat est un système illégitime fondé sur l’oppression des femmes

    Issue là encore de la Préhistoire, cette domination masculine illégitime fondée initialement sur la force physique et qui s’est ensuite perpétuée, ne laisse aucun doute quant à la nécessité de la déconstruction de ces codes culturels, du moins si l’on tient compte du récit forcément juste et évident tel que présenté par le féminisme idéologique. Mais si ce discours simple et efficace, prêtant à la condamnation morale, était en réalité simpliste et caricatural, interroge Julien Rochedy ?

    Une nouvelle fois, il prend le parti de s’intéresser à ce que nous apprennent l’histoire, les sciences, la psychologie sociale, pour montrer notamment qu’à l’origine cette différence s’expliquait par « la différence naturelle de nos stratégies sexuelles nécessaires, lesquelles se complétaient parfaitement ou, en tout cas, assez pour qu’elles aient été efficaces ». Une fois encore, il s’agit de se replacer dans un contexte hostile et de recherche de la survie qui n’a rien à voir avec la société moderne telle que nous la connaissons aujourd’hui. Les hommes étaient moins nombreux que les femmes, car ils mouraient fréquemment à la chasse ou dans des combats. Hommes et femmes s’organisaient ensemble par la spécialisation, dans l’intérêt de tous et selon des principes que l’on ne peut mesurer aujourd’hui à travers des jugements anachroniques simplistes et inadaptés ( voire totalement ridicules, comme dans le cas de la ville de Pantin, rebaptisée « Pantine » en 2023, pour le bien de la cause !!! ).

    La survie de la communauté était une préoccupation constante qu’il est bien difficile d’imaginer aujourd’hui dans une société moderne de type individualiste. Et la force de l’auteur est de nous projeter, grâce à l’imagination et à partir des connaissances que nous avons, dans ce monde d’avant. Ressentant mieux ainsi les nécessités que nous ne sommes plus en état de bien mesurer dans le monde bien plus sûr et évolué que nous connaissons.

    Mais loin d’être un monde aussi dominé par les hommes que l’on veut bien le croire, le pouvoir viril n’a pas toujours été le monopole de l’homme, ni la puissance féminine absente de l’histoire humaine. L’auteur nous en restitue un certain nombre de preuves historiques tout à fait intéressantes, toujours de manière vivante et stimulante (le livre se lit bien) qui démontrent en quoi la simplification et la caricature font perdre en pertinence les observations et analyses plus fines, et se révèlent assez largement erronées pour peu qu’on prenne la peine d’étudier l’histoire et les sciences au lieu de se contenter de beaux principes, certes éventuellement séduisants, mais peu rigoureux.

    C’est notamment notre large méconnaissance aujourd’hui de l’histoire qui aboutit à ce que celle-ci soit caricaturée. L’auteur présente ainsi de nombreux exemples de la puissance des femmes au cours de l’histoire, à rebours de ce que l’on veut bien croire. Inversement, nous avons une méconnaissance également de l’idéal de la masculinité et de la difficulté d’y parvenir. De manière générale, il règne un effacement des causes pour ne se focaliser que sur les résultats. Sans même voir le rôle actif et conscient qu’ont joué les femmes elles-mêmes dans ce processus, ainsi que l’intérêt qu’elles y trouvaient. Au lieu de cela, nous dit Julien Rochedy, nous nous focalisons sur les bourgeoises du XIXe siècle sans même voir quelle était la réalité de la condition de toutes les autres femmes, encore moins en considérant toutes les autres époques, dans une certaine mesure parfois plus enviable que celle des hommes .

    Pendant des générations, décrit l’auteur, les femmes ont « pétri de leurs mains » les hommes et c’est grâce à cette éducation que la masculinité a pu s’épanouir, apprenant à contenir et maîtriser la violence. Des psychologues ont démontré que les violeurs sont justement ceux qui manquent de masculinité, souffrent d’un manque de confiance en eux et ont une certaine peur des femmes. Réprimer la masculinité c’est donc prendre le risque de dériver vers des formes de sauvagerie immonde inverses de ce qui est recherché. À travers de nombreux développements, l’auteur montre au contraire comment les femmes ont contribué de manière active à engendrer la civilisation.

    Nous aurions d’ailleurs tort de croire que l’Histoire est désormais pacifiée, les temps de paix définitifs, la sélection naturelle terminée, que les hommes et femmes ont fini de souffrir et que les libertés conquises sont elles aussi durables . Ce sont les contextes historiques qui, en réalité, déterminent les stratégies des deux sexes. En attendant, profiter des plaisirs de la vie se fait en complémentarité entre l’hommes et la femme, et non par des formes d’adversité telles que les conçoit l’idéologie.

    Troisième postulat : l’amour et la complémentarité homme/femme sont des pièges pour les femmes

    Discours, films, séries éducatives, fourmillent aujourd’hui, montre Julien Rochedy, d’affirmations en tous genres (si je puis dire) consistant à affirmer que c’est « la société » qui veut que nous soyons hétérosexuels, monogames, fassions des enfants, respections un certain nombre de stéréotypes. Un système en quelque sorte oppressif que la « déconstruction » permettrait d’abattre pour pouvoir accéder à de véritables libertés, à l’aide d’une « révolution genrée » remettant ainsi en cause des siècles de culture et de pratiques dont on ferait table rase.

    On connaît les fantasmes et la violence des révolutions . On sait aussi le désir profond du wokisme et de la cancel culture d’effacer le passé au mépris total des leçons de l’histoire . Mais c’est surtout faire fi des réalités biologiques de notre être, auxquelles Julien Rochedy se réfère de manière une nouvelle fois très précise et documentée qui expliquent en grande partie la réalité de notre condition, de nos ressentis, de nos attirances, de l’amour et la complicité qu’il introduit dans le couple, bien loin des idées patriarcales ou de conventions ou conditionnements sociaux.

    Bonobos, hippies, et autres tentatives communautaires diverses à travers l’histoire ont d’ailleurs toujours lamentablement échoué, rappelle l’auteur, les faisant parfois éclater violemment. De la même manière, l’homosexualité et l’hétérosexualité sont liées à des causes biologiques, en aucun cas culturelles, ainsi que le montrent de nombreuses données scientifiques, rendant ainsi vaine toute tentative de remise en cause par l’éducation.

    Quant aux femmes, Julien Rochery revient sur ce qui les meut depuis la nuit des temps, au grand dam des féministes idéologues, qui voudraient déconstruire l’amour par un renversement de perspective reniant nos inclinations biologiques, accusant l’inconscient patriarcal d’être à la source du processus d’aliénation qui guiderait les femmes dans leur recherche de l’amour. À travers de multiples références historiques, il montre au contraire ce qui motive l’amour chez la femme comme chez l’homme, mettant particulièrement en exergue la bravoure féminine si digne d’admiration et pourtant si décriée par les féministes idéologues.

    Pour couronner le tout, l’écologie nihiliste a triomphé dans les consciences, voyant en chaque enfant qui naît un vecteur de pollution , en concluant donc qu’il vaut mieux s’abstenir d’en engendrer. Développant une morale de la culpabilité, dans laquelle les blancs et Occidentaux sont incriminés. Terrain propice au féminisme idéologique et à son rêve d’un individu neutre et générique.

    Mais que se passe-t-il quand tout nous intime désormais de ne plus nous reproduire, de ne surtout pas créer des reproductions de nous-mêmes ? Outre que le nihilisme est alors à son comble, l’amour devient de facto embarrassant. Les hommes et les femmes n’ont plus aucun intérêt à se rapprocher, à se comprendre, à supporter et dépasser les tensions que leurs deux sexes impliquent. S’il ne faut plus faire d’enfant, alors il ne faut plus aimer, et s’il n’y a plus d’amour, les deux sexes se destinent toujours plus à se regarder en chiens de faïence, de loin, sur le ton du reproche et de l’hostilité.

    Quatrième postulat : le féminisme est bénéfique aux femmes et les antiféministes (ou hommes « non déconstruits ») sont nécessairement contre elles

    Le parallèle avec le marxisme et la déception liée aux résultats de la Révolution française, qui avait laissé aux futurs communistes un sentiment déçu de la liberté, est frappant. Ici aussi, une fois tous les droits obtenus et l’égalité en droits atteinte, les résultats effectifs n’étaient pas jugés à la hauteur des espoirs.

    Pour obtenir la liberté totale, et donc le bonheur, il fallait alors abattre tout ce qui engendrait encore la femme en tant que cette incarnation : la famille, la culture, mais aussi le corps. Et aussi les hommes. La loi avait neutralisé les sexes, la société n’avait qu’à suivre. Et puisque cette égalité parfaite ne se réalisait pas et que les différences sexuelles persistaient, alors il fallait toujours plus redoubler l’idéologie.[…] C’est toujours le même principe qui est à l’œuvre [que pour la Révolution] : la liberté, invariablement, déçoit, car elle n’apporte pas le bonheur, et ne se propose qu’à des individus incarnés dans une société qui existe préalablement à eux, avec ses hiérarchies, sa culture, ses codes, bref : tout ce qui fait d’elle une société. La liberté contenue dans l’égalité des droits n’est donc pas l’égalité des conditions et ne peut pas l’être, sauf à renverser non seulement la société, mais aussi la nature humaine, on finit toujours par s’en rendre compte.

    Le féminisme idéologique procède ainsi selon les mêmes postulats que le marxisme : un même but égalitaire censé mener au bonheur, une histoire de la lutte des sexes (lutte des classes) et de l’oppression des femmes (des travailleurs), pas de nature biologique propre aux sexes (pas de nature humaine), le patriarcat (le capitalisme) comme phénomène et comme système est l’ennemi, la domination masculine (économique) est une conséquence de l’invention de la propriété, il faut faire table rase du passé, la domination est l’essence de la masculinité (de la bourgeoisie), il faut savoir de déconstruire (faire son autocritique), etc.

    Sans oublier la même manière de créer un langage abscons au service de théories incompréhensibles et de concevoir des concepts fumeux aux prétentions scientifiques, les chercheurs en études du genre ou en sociologie prenant la place des anciens intellectuels marxistes, prenant de haut leurs détracteurs. Le tout avec l’appui de l’intersectionnalité .

    La convergence des luttes, avec toutes les minorités contre l’homme blanc, patriarcal et oppresseur, est désormais entrée dans sa nouvelle orthodoxie. Qu’importe qu’au passage il faille ne pas trop regarder toutes les fois où les droits des femmes sont beaucoup plus bafoués, ou même niés, chez ceux censés partager les luttes. C’est la conséquence du manichéisme propre aux idéologies, ou aux théologies : l’ennemi doit être simple, et simpliste, pour éviter toute modération. L’inégalité n’est pas naturelle, elle est une construction, comme toute chose humaine. C’est cette inégalité qui crée le mal dans nos sociétés. Tout le mal vient donc de ceux qui maintiennent le plus les inégalités, c’est-à-dire les dominants. Et qui sont-ils ? Les mâles blancs.[…] Le communisme se révéla in fine un enfer pour les ouvriers car tous ses postulats, mythes et philosophies, étaient faux, ou a minima impropres à la nature humaine. Le féminisme idéologique, reprenant ces mêmes postulats, mythes et philosophies, en changeant à peine de matériel et d’ennemi, conduira aux mêmes désillusions, conséquences inévitables de leur tromperie.

    Julien Rochedy conclue en avançant l’idée que le propre de la civilisation est de chercher à améliorer les choses, non à proposer des ruptures radicales visant à imposer le Bien, en jouant qui plus est sur les haines et les reproches. Détruire, faire table rase du passé, déconstruire, culpabiliser, voilà ce que nous propose le féminisme idéologue. Ce n’est pas ainsi que l’Occident se sortira de sa crise existentielle mais plutôt en retrouvant le sens de ce qui fait la beauté de l’homme et de la femme et de leur magnifique complémentarité et complicité.

    Julien Rochedy, L’amour et la guerre – Répondre aux féministes , Editions Hétairie, mai 2021, 264 pages.