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Solitude + Pornhub, ou le triomphe du Moi tout seul
ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 10 March - 03:40 · 5 minutes
63 % des jeunes Américains et 34 % des jeunes Américaines sont célibataires . 30 % des Américains adultes sont seuls (ni marié, ni partenaire). 30 % des jeunes Américains et 20 % des jeunes Américaines ont vécu une année complète (2019) sans la moindre relation sexuelle . Seulement la moitié des jeunes Américains célibataires cherchent une partenaire. D’après Fred Rabinowitz, psychologue et professeur à l’Université de Redlands, ces célibataires consomment énormément de porn en ligne et semblent s’en contenter. Sympa !
Durant le premier confinement lié au covid — comme tout cela paraît loin, quasiment le Moyen Âge ! — je me rendais tous les matins au bureau, à Bruxelles. Soyons honnêtes : je n’ai pas le profil du bon Samaritain. Je ne me lève pas le matin en me demandant comment je vais aider mon prochain : je me lève à 5 h 30 pour travailler, et c’est tout. Or, durant ce premier confinement, cinq de mes voisins sont venus me demander de l’aide. Fallait-il qu’ils n’aient vraiment aucune alternative ! (rappelons que durant le premier confinement, obtenir la visite d’un professionnel était à peu près aussi aisé que la visitation du Saint-Esprit).
Dring ! Voici ma voisine française de 80 ans, qui suit des cours d’italien en ligne : son ordinateur s’est « bloqué ». Je l’éteins, je le rallume : bingo, ça marche, ce qui tombe bien car je venais d’épuiser mes compétences informatiques. Ma voisine me remercie comme le messie, car, m’explique-t-elle « cet ordinateur qui est en panne depuis trois jours est mon seul accès au monde ! »
Le voisin du premier colle un post-it sur la porte du bureau : « Pardon de vous déranger, je suis le voisin du premier, je n’ai plus d’eau chaude, pourriez-vous me dire si vous en avez et sinon que faire ? Merci ! » Hop, d’informaticien, je passe chauffagiste.
La voisine du dessous, une Allemande qui travaille pour une organisation syndicale européenne, ne m’a jamais adressé la parole en une année complète. Voilà-t’y pas que, me croisant dans l’entrée, malgré son masque intégral elle m’agrippe littéralement pour se présenter (après un an !) et échanger sur le sujet qui semble fort la préoccuper : « Mais comment tout cela va-t-il finir ? » et patati, et patata, la voici soudainement bavarde comme une commère latine.
Les ratiocineurs dans mon genre aimant à réfléchir, je me suis demandé ce qui me valait ces assauts de sociabilité. La détresse de tous ces gens ? Sans aucun doute. Mais pourquoi moi ? Eh bien, parce que ces voisins avaient tous un point commun : ils étaient seuls (selon toute vraisemblance, ils le sont toujours). Seule au monde, la Française âgée ; complètement isolé, le sympathique du premier ; seule et telle une âme en peine, l’Allemande du deuxième. Tous, seuls.
50 % des Parisiens vivent seuls . La proportion n’est probablement pas très différente à Bruxelles ou Londres . Seuls, avec Pornhub. Ce qui est probablement pire que seul — et je ne suis pas bégueule.
Comment expliquer ces évolutions étourdissantes en volume comme dans leur rapidité ? On avance des explications ponctuelles, du type : les jeunes femmes sont désormais mieux diplômées que les jeunes hommes (60 % des baccalauréats vont à des femmes). Or, elles ne veulent pas se mettre en couple avec moins bien lotis qu’elles-mêmes. Bad luck, pal ! Cela paraît plausible. Mais à la marge.
Quand un phénomène concerne la majorité de nos semblables, son explication réside par définition dans l’ontologie de l’époque. Par ontologie, j’entends la structure fondamentale de notre être au monde, au sens de Martin Heidegger.
Je soutiens l’idée que nous assistons à l’exaspération d’une ontologie apparue au XX e siècle, celle du Moi-souverain, qui rejette toute forme de hiérarchie et se rebelle contre toute contrainte afin de revendiquer la primauté et l’absolutisme du Soi. À la charnière du XIX e siècle et du XX e siècle, émergeait celui qu’ Ortega y Gasset nomme l’homme-masse, qui n’eut de cesse de secouer les jougs hérités du passé. Son vouloir absolu entend se susbtituer aux hiérarchies des siècles. Ortega y Gasset soutient que le communisme et le fascisme sont deux manifestations de cette ontologie nouvelle, celle d’un vouloir dévastateur, qui revendique avec fureur le droit d’avoir tort. Car, toute contrainte, norme ou tradition est désormais un mal en soi.
Toutefois, cette expulsion des traditions et la destruction de tous les contrats est encore incomplète. L’impérieux vouloir du XX e siècle reste collectif. Les idéologies du XXI e siècle — wokisme, écologisme , boboisme, dégénérescence du libéralisme — viennent parachever le travail.
Peu construites sur le plan théorique, les idéologies du XXI e siècle sont les parfaites expressions du Moi-souverain , reflétant son égocentrisme, sa versatilité, son refus de toute contrainte. Je suis ce que je veux si, quand et parce que je l’ai décidé ! La souplesse, le polymorphisme de ces idéologies reflètent le caprice d’un enfant gâté, ce Moi « plein de lui-même tel un joli petit paquet » (William Thackeray).
La citadelle ultime du Moi, c’est moi. Quand j’ai rejeté toute espèce de contrainte, il ne reste que moi. Moi, c’est-à-dire la seule contrainte que je dois bien souffrir, si je veux rester présent au monde. Ce moi houellebecquien, vaseux, minable, dérisoire empereur d’une royaume de deux pièces, qui passe son temps à geindre sur l’évolution d’une société qu’il incarne pourtant. Car il en est la cause.
Une génération qui préfère Pornhub, entre deux Deliveroo, aux vertiges infinis de la sexualité réelle ne paraît pas promise à un brillant avenir. Nous allons devoir redécouvrir les vertus, les séductions, les contraintes et les promesses infinies de l’altérité. Démiurgique et passionnant programme !
Article d’abord publié par l’hebdomadaire flamand ‘t Pallieterke