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      Travail : la grande évasion

      Pierre Robert · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 6 December, 2022 - 04:30 · 7 minutes

    La notion de « fuite devant la monnaie » est familière aux économistes.

    Celle de « fuite devant le travail » pourrait bientôt s’imposer dans le champ de leur réflexion au vu de la situation de pénurie de main-d’œuvre observée dans de nombreux secteurs et de l’émergence de comportements sociaux dévalorisant l’effort.

    Cherche conducteur de tramway désespérément

    On sait que l’hôtellerie et la restauration peinent à attirer des candidats . Mais on observe aussi des difficultés aiguës de recrutement de professeurs, de soignants, de soudeurs, d’électriciens, de plombiers, de menuisiers et même de conducteurs de transport en commun que les opérateurs ont de plus en plus de mal à trouver .

    On en est arrivé au point où une compagnie comme Keolis, une filiale de la SNCF, est réduite à embaucher des étudiants et des jeunes retraités pour conduire ses tramways en Île-de-France. Dans une annonce parue sur son site le 22 novembre dernier elle propose des contrats à durée indéterminée à temps partiel pour transporter les passagers sur la ligne T9 qui relie Paris à Orly.

    Outre ses offres de primes et de treizième mois, l’entreprise s’engage formellement à trouver l’« organisation de travail la mieux adaptée (aux) contraintes personnelles » des nouvelles recrues, une promesse tout à fait en phase avec l’esprit du temps. Comme le montrent de nombreuses enquêtes internationales reprises par l’ASMP, dans leur grande majorité les salariés français attendent énormément de leur travail sans être toujours disposés à donner beaucoup en échange. C’est ce que confirment les résultats d’une enquête récente menée par la fondation Jean Jaurès.

    Génération flagada

    Publiée le 21 novembre dernier, elle s’intitule « Les jeunes et l’entreprise : quatre enseignements . »

    Selon son auteur, Jérémie Peltier, la crise sanitaire a marqué un tournant, « un moment d’interrogation sur le travail, sur la qualité de vie au travail, sur la place du travail dans la vie des individus. Il y a eu comme une relativisation de la place du travail dans la vie des jeunes. Il est moins statutaire, moins identitaire. Il y a une dimension sacrificielle qui existe beaucoup moins qu’avant ».

    Il est en effet frappant de constater que pour la majorité des 18-24 ans (certains encore étudiants, d’autres ayant un emploi), l’entreprise est avant tout « un lieu du vivre ensemble », une entité ayant pour mission de s’engager dans la défense de la planète , un outil pour faire avancer certaines causes (égalité homme/femme, lutte contre les discriminations)

    Pour 40 % d’entre eux le rôle principal d’une entreprise est de favoriser l’épanouissement de ses membres, c’est-à-dire de leur donner les moyens « d’acquérir la plénitude de leurs facultés intellectuelles et physiques » tout en leur permettant de mener une vie de famille épanouie.

    La valeur qui leur donne le plus envie de rejoindre un employeur est dans 57 % des cas « le respect ». Si leurs valeurs personnelles ne sont pas respectées, nombre d’entre eux croient dans les vertus du quiet quitting , attitude consistant à systématiquement en faire le moins possible. Manifestement les positions de David Graeber estimant que 80 % des emplois sont des bullshit jobs n’ayant aucun sens ont cheminé dans les esprits. Cela n’empêche nullement les sondés de déclarer que leur principale attente vis-à-vis de leur employeur est d’être bien payé.

    À l’évidence, il leur échappe qu’une entreprise est avant tout un lieu de production de biens et de services, que comme toute organisation elle impose des contraintes à ses membres et qu’un travail hautement productif est la condition sine qua non de la prospérité. Voyant dans l’entreprise un outil de développement personnel, il est logique qu’ils critiquent leurs ainés en estimant qu’ils ont beaucoup trop sacrifié leur vie privée à leur vie professionnelle. C’est pourtant au travail des générations passées qu’ils doivent les conditions matérielles d’une existence bien plus douce qu’autrefois.

    La France, une URSS qui aurait réussi ?

    On peut raisonnablement faire l’hypothèse que ces attitudes et ces comportements ne sont pas sans lien avec le degré très élevé de socialisation de notre économie : très faibles coûts des études universitaires, gratuité de nombreux services publics, omniprésence de l’État providence, multiplicité des aides et des revenus sociaux.

    Dans ce contexte la France se rapproche désormais dangereusement d’une situation à la soviétique où les gens ne sont plus motivés à travailler.

    Dans la défunte URSS où chacun était autoritairement affecté à un emploi, le chômage était inexistant.  Mais en l’absence de motivation au travail et d’innovation, les gains de productivité étaient très faibles et le pouvoir d’achat stagnait à un très bas niveau dans un contexte de pénurie généralisée. Ce cercle vicieux nous menace aujourd’hui, à l’heure où le rêve d’un pays sans usine tourne au cauchemar. Il y a une quarantaine d’année nos élites ont de fait enclenché une série de décisions qui nous ont conduit là où nous sommes arrivés, un pays déserté par l’industrie et peuplé de personnes allergiques au travail, un pays autrefois sûr de lui mais aujourd’hui surendetté.

    La pénurie d’électricité qui nous menace de coupures à répétition cet hiver est un symptôme de plus de cette évolution funeste. Si le parc nucléaire dont nous avons hérité du travail et des impôts des générations précédentes est dans un si lamentable état, c’est le fruit d’une politique énergétique délibérée. L’industrie nucléaire où nos entreprises ont jadis brillé a été jugée à l’aune de critères politiques et moraux biaisés : trop centralisée, trop polluante, trop dangereuse, il fallait impérativement réduire son emprise. Aujourd’hui nos centrales fonctionnent à la moitié de leur potentiel. Pour les remettre en état il faut faire appel à des soudeurs étrangers en grande partie américains car nous avons négligé de former le personnel compétent.

    En misant tout sur les services et la création d’emplois tertiaires, en accablant l’industrie de taxes trop lourdes et de normes environnementales trop contraignantes, on l’a laissé filer à l’étranger. Exit donc l’industrie qui pue, qui pollue, qui est mauvaise pour la planète, cette entité mystérieuse dont il faut aveuglément « prendre soin ».

    En revanche, la finance a prospéré enrichissant au passage tant de nos anciens hauts fonctionnaires passés avec armes, bagages et pantoufles dans le privé. Cette caste a donné un très mauvais exemple en cumulant de très hautes rémunérations, des parachutes dorés, des retraites chapeaux et autres moyens d’enrichissement rapide. Après des décennies d’économie dirigée, ce qui a émergé de cette fusion entre la haute administration et les milieux d’affaires c’est un capitalisme de connivence pas si lointain de celui qui s’est imposé en Russie dans l’ère post soviétique.

    Le grand public a retenu que le travail n’était pas le meilleur moyen d’améliorer sa condition, que l’idéal était de trouver un moyen de faire fortune très vite et très jeune et que si on n’y parvenait pas il restait le loto.

    Une apathie dangereuse

    La population active se compose aujourd’hui en majorité de personnes du tertiaire effectuant si possible en télétravail des tâches de plus en plus dématérialisées. Dans cet environnement, elles tendent à perdre le contact avec les réalités économiques de base, d’autant plus que l’enseignement d’économie qu’ils ont pu recevoir a été le plus souvent indigent . Cela les incline à croire dans les vertus de l’argent magique et dans la toute-puissance de l’État pour les protéger en dernier ressort.

    Si on se tourne vers le passé, la chute de l’ex-URSS devrait pourtant leur donner toutes les raisons d’en douter. Une économie qui ne fait pas de gains de productivité et dont la production n’est pas compétitive est vouée à s’effondrer.

    Si on se tourne vers l’avenir, le tableau n’est pas plus rassurant.

    Comme souvent, une œuvre de science-fiction permet de s’en faire une idée. Dans Zardoz , un film de 1973, John Boorman met en scène une société d’individus vivant éternellement jeunes dans un univers où ils sont protégés de tout et même de la mort grâce à une intelligence artificielle. Mais, avec le temps, ils ont fini par sombrer dans l’apathie et leur bulle est détruite par des brutes venues du monde extérieur.

    Pendant que nous nous querellons pour savoir s’il faut ou non travailler plus longtemps ou constitutionnaliser l’IVG , la Chine s’arme massivement, les États-Unis se réindustrialisent à grande vitesse en utilisant tous les leviers de leur hégémonie et la Russie post-soviétique envahit ses voisins…