-
Co
chevron_right
Joe Biden en Pologne : la Liberté concurrencée par la Reconnaissance
ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 23 February, 2023 - 04:20 · 5 minutes
Pendant quelques heures Varsovie a vécu à nouveau comme une atmosphère de guerre froide, le temps d’un discours du président américain Joe Biden .
En prenant la parole en Pologne pour défendre le monde « libre » contre l’agression russe en Ukraine, stigmatisant l’impérialisme du Kremlin et assurant du soutien inconditionnel de l’Amérique contre la tyrannie, Biden a choisi de chausser les bottes de Ronald Reagan .
«La soif de terres et de pouvoir du président Poutine échouera, et l’amour du peuple ukrainien pour son pays prévaudra» a déclaré le président Biden, en visite à Varsovie. pic.twitter.com/AAXcOykXaK
— Le Figaro (@Le_Figaro) February 21, 2023
Même élan optimiste, offensif et en quelque sorte même ennemi moscoutaire : « Nous voyons à nouveau aujourd’hui ce que le peuple polonais et les peuples de toute l’Europe ont vu pendant des décennies : les appétits de l’autocrate ne peuvent être apaisés. Ils doivent être combattus. ».
Joe Biden leader du « monde libre »
Le discours est connu, cependant, le contexte a complètement changé, ce qui lui donne une portée et une signification toute différente. Le leader du « monde libre » s’est adressé en priorité à son propre camp tout comme un jour avant Vladimir Poutine s’est adressé en priorité au sien . Les deux ont répété dans les grandes lignes leurs grands récits respectifs, la défense de la liberté et de la démocratie contre l’exigence d’un monde multipolaire « libéré » d’une tutelle occidentale hypocrite et corrompue.
Dans son discours, Poutine parle de l’Occident décadent. Mais c’est bien la Russie qui est décadente ! pic.twitter.com/EfqtOqzkNn
— Nicolas Lecaussin (@N_Lecaussin) February 21, 2023
Seulement, ce n’est plus au monde bipolaire de la guerre froide que s’adressent les leaders des deux grandes puissances mais à celui instable de la montée en puissance de l’Asie, de la contestation de l’hégémonie occidentale par la Chine et une partie du « Global South », de la transformation des alliances héritées pour répondre aux nouvelles menaces perçues comme telles aujourd’hui. La tragédie ukrainienne n’a été que la mèche qui a dynamité le monde ancien.
La Chine, la Russie et l’Afrique du Sud organiseront des exercices maritimes conjoints au large des côtes de l’Afrique du Sud du 20 au 27 février, ce qui contribuera à renforcer la coopération en matière de défense et de sécurité #BRICS . pic.twitter.com/wBjIJvYeJ9
— Ambassade de Chine en France (@AmbassadeChine) February 20, 2023
Ce faisant, la signification des deux discours a changé car les circonstances ont changé. Les discours russe et américain mettent des mots sur une lutte engagée entre deux conceptions fondamentales de la morale, l’une fondée sur l’exigence de liberté, l’autre sur celle de reconnaissance .
Rassembler son camp
En s’adressant à une Europe centrale toujours inquiète des interférences de son encombrant voisin russe en jouant la partition de la liberté, Joe Biden ne peut que susciter l’adhésion enthousiaste. La liberté acquise y est quelque chose de concret, que les Ukrainiens paient par le sang chaque jour. Ce droit aux institutions libres est une conception partagée en théorie avec tout le camp occidental, de l’Europe de l’Ouest à l’Amérique du Nord en passant par l’Australie ou la Nouvelle-Zélande.
En fustigeant l’hypocrisie américaine, sa corruption morale et son néocolonialisme, Vladimir Poutine se pose en résistant face à un autre type d’injustice, le mépris occidental pour le reste du monde. C’est ce manque de reconnaissance et même la subordination symbolique d’une partie de l’humanité sur l’autre qui alimente le ressentiment anti-occidental tout comme la propagande du Kremlin.
Il est assez facile de relever les manquements de l’Occident à la liberté, l’écart réel entre l’idéal et la réalité. La guerre contre le terrorisme, les guerres en Irak, Afghanistan, Yemen, la gestion de la crise sanitaire, l’extension morale du wokistan, l’emprise des technocraties, de Big Tech ou de Big Business sont autant d’occasion pour les opinions critiques de fustiger des puissances occidentales imparfaites, et à raison.
Il faut reconnaître que c’est aussi cette capacité à l’autocritique, produit de la liberté, qui permet l’amélioration, l’innovation et les corrections dans le domaine social et politique autant que dans le domaine économique.
Il faut également reconnaître que chaque fois que l’Occident s’éloigne de l’idéal de la liberté, c’est pour emprunter aux modèles autoritaires qui lui sont devenus étrangers depuis des siècles mais qui demeurent en cours en Russie, en Chine ou en Iran.
Il est aussi assez facile de faire sortir Vladimir Poutine de l’humanité ordinaire en lui assignant la place extraordinaire de monstre, tyran ou fou : son discours revanchiste peut susciter l’empathie des nouveaux damnés de la Terre, les floués des promesses occidentales d’émancipation. Peut-on comprendre la mentalité chinoise sans les guerres de l’opium ? Peut-on comprendre le reflux de la France en Afrique sans la mémoire d’une colonisation que la Russie se fait un plaisir de rappeler ?
Le futur de la reconnaissance
Négliger la problématique de l’identité et de la reconnaissance, c’est jeter un voile sur les conflits qui sont en train de se former sous nos yeux, comme l’avait déjà vu Samuel Huntington dans son Choc des civilisations . Seulement, la demande de reconnaissance peut rendre aveugle jusqu’à la tragédie : c’est contre l’invasion américaine et pour défendre la souveraineté du pays que l’État Islamique est né en Irak, que les Talibans ont repris Kaboul, que la Corée du Nord a transformé son pays en prison à ciel ouvert ou que les mercenaires de Wagner progressent en Afrique.
Aujourd’hui, la Russie a déclenché un conflit conventionnel inhumain et sanglant contre son voisin aussi parce qu’elle s’estimait ignorée et méprisée par un Occident arrogant et certain de son bon droit. Comme l’a rappelé fort justement Joe Biden dans son discours : cette guerre n’a jamais été une nécessité, mais une tragédie.
Les défenseurs de la liberté doivent désormais compter avec la montée en puissance des demandes de reconnaissance sur la scène internationale, qui contestent à l’Occident son magistère moral.